dimanche 31 octobre 2010

Vingt-quatre heures de la vie d'une femme

Si Le joueur d'échecs est l'un des romans les plus célèbres ayant pour thème le jeu, on oublie souvent que Zweig est l'un des rares auteurs à avoir également traité le démon du jeu, celui de l'adrénaline et du risque, sous le couvert de la passion amoureuse dans un roman au titre moins explicite : Vingt-quatre heures de la vie d'une femme

Une vieille anglaise se confie au narrateur parce qu'il paraît moins soucieux de l'étiquette et de la moralité mondaine que d'autres pensionnaires d'un hôtel de la Côte-d'Azur. Sa confidence est celle d'une passion amoureuse qu'elle noua pour un joueur dévoré, pour sa part, par la passion du jeu. Ces deux être qui se découvrent passionnés à leur insu, rapprochés par leur souffrance muette et complice, sont tous les deux entraînés vers leur malheur, chacun renvoyant l'autre à son propre vide intérieur. Le rapprochement de ces deux dérèglements passionnels, dans leurs affres et leur évolution, montrent toute la fragilité de la condition humaine. Mais inversement, dans leur beauté et leur abandon, retranscrite par une écriture d'une élégance rare, ces passions en montrent aussi la grandeur.

La passion du jeu est essentiellement décrite de l'extérieur, avec le parti pris très original de s'attacher aux mains, pour lesquelles la narratrice avoue une obsession. En effet, quoi de mieux de prendre une partie, à la fois inexpressive et préhensile, du corps pour en exprimer les tiraillements et les hésitations : la passion est ce qui reste caché en ne cessant jamais de tenter de s'affranchir. La fascination de la narratrice pour ce joueur qui vit mille sensations, mille vies en un instant tandis que la boule tourne, quand elle-même n'est pas libre de vivre la seule dont elle dispose. Le jeu seul rend vivant quand la réalité endort, atrophie, emprisonne. Pourtant ce jeu, qui se substitue de plus en plus complètement à son carcan finit par phagocyter la seule véritable vie dont les personnages disposent. L'un se sauvera à temps mais amputé de sa part de rêve, l'autre disparaîtra avec elle.

Roman sur la passion, Vingt-quatre de la vie d'une femme oppose l'artificialité du jeu à la sincérité de l'amour, et s'il en montre les affres, il en fait pourtant notre seule raison de vivre. Une très belle réflexion, tout en subtilité.

Vingt-quatre heures de la vie d'une femme (1927) de Stefan Zweig, Le livre de poche 2010, 159 p., 4.50 €

jeudi 21 octobre 2010

Jeu et philosophie


En 1979 paraissait pour la première fois, dans la Revue de métaphysique et de morale l'article d'un philosophe québécois intitulé "Jeu et philosophie". Bien que dépourvu de bibliographie, on y retrouve l'influence évidente de Huizinga, de Caillois et de Fink. Ainsi la comparaison, comme si elle allait de soi, du jeu et de la chasse, de la magie ou du combat, sans se poser les limites de la sphère du jeu, est typique du premier. Quant aux suivants, cités nommément, leur thèse est discutée dans l'article.

Postulant une définition poreuse à partir de celle de Caillois, le jeu est une "activité réglée autonome", cet essai ne fait qu'établir le jeu dans ses caractéristiques mais non dans son essence (où est le plaisir ?). Ainsi la promenade est un jeu pour Gilbert Boss... même si on a du mal à percevoir en quoi il s'agit d'une activité réglée. D'autre part, si le point de départ de la réflexion du philosophe est l'épistémologie ludique, il semble que celui-ci n'ait pas poussé bien loin ses investigations et le sérieux est ainsi posé comme l'opposé du jeu sans plus de justification, si ce n'est que c'est quelque chose d'évident.

Et c'est sans doute le principal reproche qu'on peut faire à la réflexion philosophique et à celle-ci en particulier : reposant sur la seule progression de la pensée de l'auteur, que l'une des étapes de ce questionnement soit fausse, surtout lorsque celle-ci arrive tôt dans l'argumentaire, et toute la réflexion qui en découle en est affectée. Or le manque de rigueur d'une pensée, qui tour à tour balaie d'autorité l'opinion étayée d'un prédécesseur, ou ignore crânement ce qui a été écrit sur le sujet pour fonder un raisonnement à l'emporte-pièce, tout en se présentant comme une vérité objective et indubitable, agace autant qu'il ennuie.

Pourtant, comme le livre plus récent de Colas Duflo Jouer et philosopher, l'article a les qualités de ses défauts. Il interpelle le lecteur par une pensée originale, même si c'est parfois au prix d'insuffisances dans le raisonnement et de lacunes dans la documentation : "...le jeu vient se fondre dans la magie. Outre la présence possible du vertige, combien de caractères se révèlent communs aux rites et aux jeux ! Dans les deux l'action est refermée sur elle-même, souvent précisément limitée dans le temps et l'espace, liée à la fiction et prête à accorder à l'imagination une importance que le sérieux ne lui laisserait pas. Dans la magie comme dans le jeu, chaque acte dépend de règles particulières, dont la transgression annihilerait aussitôt l'atmosphère spécifique, ludique ou magique, de l'action." Ce qui est une intuition philosophique joliment exprimée, que corrobore en outre l'origine sacrée du jeu... même si le mot réel semblerait plus approprié ici que celui de sérieux.

Réédité en 2006, l'ensemble aurait mérité d'être amendé, même s'il n'en reste pas moins digne d'intérêt.

"Jeu et philosophie" de Gilbert Boss in Explorations et inventions : I. Lieux philosophiques, Editions du Grand Midi 2006, p. 8-42. Lisible en ligne sur http://books.google.fr/books?id=dSX0EDEIJ5UC&printsec=frontcover&dq=gilbert+boss+lieux+philosophiques&hl=fr&ei=DJS6TKeUDMyfOuqY5dYM&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=1&ved=0CC0Q6AEwAA#v=onepage&q&f=false

vendredi 1 octobre 2010

Bal masqué


L'une des plus célèbres oeuvres de la littérature russe mettant en scène des joueurs, cette pièce de théâtre est le pendant dramatique de la comédie de Gogol, Les joueurs. Ecrite en 1835 par un auteur âgé de 21 ans seulement, il s'agit d'une oeuvre romantique sombre, où le héros maudit est logiquement un joueur qui, s'étant joué du hasard sa vie durant est finalement rattrapé par son destin. Comme toujours dans la littérature russe, si les personnages sont immoraux, le récit est moralisateur et donc désespéré : 

Le prince : 
            L'honneur, ô rendez-moi l'honneur, et je me jette 
            A vos pieds ! Où est mon honneur ? 
            Mais rien n'est donc sacré pour vous ? Vous êtes 
            Un homme ou un démon ? 
                                  Arbénine : Moi ? - Un joueur ! (p. 195)

Le jeu n'est certes pas l'élément central de la pièce, mais il en constitue le fil rouge par la tache indélébile par laquelle il marque le héros. Arbénine, joueur pénitent, est une personnalité rattrapée par les faux semblants de son ancienne vie, qu'un bal masqué inopiné fait remonter à la surface, où les masques sont les reflets de la personnalité et de l'existence, offrant l'amour au prince désabusé et le retirant à Arbénine. En outre, c'est parce qu'il est un tricheur que le héros ne peut croire ceux qui l'entourent, finissant comme annoncé par succomber à son propre péché :

Ne tremblez pas quand vous tombez sur vos égaux, 
Craignez sans fin la fin honteuse de la chance
Et ne rougissez pas quand on vous lance :
"Salaud !" (p. 114)

Une pièce plus convenue que celle de Gogol, mais agréable et joliment traduite en vers par André Markowicz.

Bal masqué de Michel Lermontov, in Un homme étrange - Bal masqué - Deux frères, José Corti 1998, p. 103-235.