jeudi 19 juillet 2012

Le cinéma ou l’homme imaginaire : essai d’anthropologie

Ce qui fascine le jeune Edgar Morin en 1956 est à la fois l’enchantement que suscite le cinéma et le fait d’entrevoir l’imaginaire comme porte d’entrée de l’analyse de la réalité, et plus largement de la connaissance de l’homme : « Ce qui m’avait sans cesse animé en travaillant l’homme et la mort, c’était l’étonnement devant ce formidable univers imaginaire de mythes, dieux, esprits, univers non seulement surimprimé sur la vie réelle, mais faisant partie de la vie anthropo-sociale réelle. C’était en somme l’étonnement que l’imaginaire soit partie constitutive de la réalité humaine. » (p. IX) Bien que ce faisant, l’auteur se livre surtout à une anthropologie de la technique, les moyens étant dictés par leur fin, il livre les clefs de l’analyse de toute fiction :

« Ce qu’il faut interroger précisément, c’est ce phénomène étonnant où l’illusion de réalité est inséparable de la conscience qu’elle est réellement une illusion, sans pourtant que cette conscience tue le sentiment de réalité. » (p. XII). Si le spectateur de cinéma joue à s’émotionner, puisqu’il n’oublie jamais qu’il est au cinéma, c’est encore plus vrai dans le domaine ludique où le joueur, qui tour à tour s’illusionne en se prenant au jeu, tout en n’oubliant jamais qu’il joue, ce qui le maintient à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du cercle ludique, réalise à chaque instant ce miracle ludique qui fait de lui l’acteur et le spectateur de son illusion.

Cette illusion de l’imaginaire est décortiquée, à la fois comme intermédiaire du rêve et de la réalité, mais aussi comme intermédiaire entre la magie primitive et le désir : « Que nos rêves – nos états subjectifs – se détachent de nous et fassent corps avec le monde, et c’est la magie. Qu’une faille les en sépare ou qu’ils ne parviennent pas à s’y agripper, et c’est la subjectivité : l’univers magique est la vision subjective qui se croit réelle et objective. » (p. 93). Edgar Morin, en s’attaquant au cinéma, rejoint non seulement les thèmes centraux, devrions nous dires vitaux, qu’il avait abordé dans L’homme et la mort, mais situe son objet dans l’imaginaire humain, définissant ses thèmes dont toute analyse de l’imaginaire, voire la fiction, devrait s’inspirer.

Dans une écriture plus resserrée et plus didactique que dans ses essais ultérieurs, Edgar Morin laisse aussi transparaître davantage de passion pour son objet d’étude, qui annonce celle ultérieure pour l’étude de la culture et de la pensée (complexe) humaine : « Dans ce livre je crois que j’ai maintenu tout au long l’interrogation, je veux dire l’étonnement, la surprise, l’émerveillement : je ne me suis pas hâté de trouver le cinéma évident, normal, banal, fonctionnel… J’ai au contraire jusqu’au bout ressenti ce qu’ont ressenti les spectateurs des premiers spectacles Lumière, des premiers films de Méliès. Et ce n’est pas seulement de la merveilleuse machine à capter et projeter les images dont je m’étonne, c’est aussi de notre fabuleuse machine mentale, grand mystère, continent inconnu de notre science. » (p. XIV).

Une analyse d’une surprenante actualité, pendant anthropologique, et probablement inspiratrice, de l’analyse sémiotique de Christian Metz, qui jette les bases de toute analyse de l’imaginaire. Cet essai fait découvrir l’origine de la pensée de Morin qui, comme il l’avoue préface, lui montre que l’imaginaire et la mort sont les deux faces contradictoires et complémentaires d’une même pensée, d’un même être, l’humain : « Mais le possédé d’imagination, n’est-ce pas l’inventeur lui-même, avant qu’il ne soit consacré grand savant ? Une science n’est-elle rien qu’une science ? N’est-elle pas toujours, à sa source inventive, fille du rêve ? » (p. 17). L’imagination comme fondement de la culture et le jeu, tout au moins la fiction, comme pendant éveillé du rêve.  A méditer.

Le cinéma ou l’homme imaginaire : essai d’anthropologie d’Edgar Morin, les éditions de Minuit 1956, 250 pages, 20 €. 

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