Ce qui fascine le jeune Edgar Morin en 1956
est à la fois l’enchantement que suscite le cinéma et le fait d’entrevoir l’imaginaire
comme porte d’entrée de l’analyse de la réalité, et plus largement de la
connaissance de l’homme : « Ce
qui m’avait sans cesse animé en travaillant l’homme et la mort, c’était
l’étonnement devant ce formidable univers imaginaire de mythes, dieux, esprits,
univers non seulement surimprimé sur la vie réelle, mais faisant partie de la
vie anthropo-sociale réelle. C’était en somme l’étonnement que l’imaginaire
soit partie constitutive de la réalité humaine. » (p. IX) Bien que ce
faisant, l’auteur se livre surtout à une anthropologie de la technique, les
moyens étant dictés par leur fin, il livre les clefs de l’analyse de toute
fiction :
« Ce
qu’il faut interroger précisément, c’est ce phénomène étonnant où l’illusion de
réalité est inséparable de la conscience qu’elle est réellement une illusion,
sans pourtant que cette conscience tue le sentiment de réalité. » (p.
XII). Si le spectateur de cinéma joue à s’émotionner, puisqu’il n’oublie jamais
qu’il est au cinéma, c’est encore plus vrai dans le domaine ludique où le
joueur, qui tour à tour s’illusionne en se prenant au jeu, tout en n’oubliant jamais
qu’il joue, ce qui le maintient à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du
cercle ludique, réalise à chaque instant ce miracle ludique qui fait de lui
l’acteur et le spectateur de son illusion.
Cette illusion de l’imaginaire est décortiquée,
à la fois comme intermédiaire du rêve et de la réalité, mais aussi comme
intermédiaire entre la magie primitive et le désir : « Que nos rêves – nos états subjectifs – se
détachent de nous et fassent corps avec le monde, et c’est la magie. Qu’une faille
les en sépare ou qu’ils ne parviennent pas à s’y agripper, et c’est la
subjectivité : l’univers magique est la vision subjective qui se croit
réelle et objective. » (p. 93). Edgar Morin, en s’attaquant au cinéma,
rejoint non seulement les thèmes centraux, devrions nous dires vitaux, qu’il
avait abordé dans L’homme et la mort,
mais situe son objet dans l’imaginaire humain, définissant ses thèmes dont
toute analyse de l’imaginaire, voire la fiction, devrait s’inspirer.
Dans une écriture plus resserrée et plus
didactique que dans ses essais ultérieurs, Edgar Morin laisse aussi
transparaître davantage de passion pour son objet d’étude, qui annonce celle ultérieure
pour l’étude de la culture et de la pensée (complexe) humaine : « Dans ce livre je crois que j’ai maintenu
tout au long l’interrogation, je veux dire l’étonnement, la surprise,
l’émerveillement : je ne me suis pas hâté de trouver le cinéma évident,
normal, banal, fonctionnel… J’ai au contraire jusqu’au bout ressenti ce qu’ont
ressenti les spectateurs des premiers spectacles Lumière, des premiers films de
Méliès. Et ce n’est pas seulement de la merveilleuse machine à capter et
projeter les images dont je m’étonne, c’est aussi de notre fabuleuse machine
mentale, grand mystère, continent inconnu de notre science. » (p.
XIV).
Une analyse d’une surprenante actualité,
pendant anthropologique, et probablement inspiratrice, de l’analyse sémiotique
de Christian Metz, qui jette les bases de toute analyse de l’imaginaire. Cet
essai fait découvrir l’origine de la pensée de Morin qui, comme il l’avoue
préface, lui montre que l’imaginaire et la mort sont les deux faces
contradictoires et complémentaires d’une même pensée, d’un même être, l’humain :
« Mais le possédé d’imagination,
n’est-ce pas l’inventeur lui-même, avant qu’il ne soit consacré grand
savant ? Une science n’est-elle rien qu’une science ? N’est-elle pas
toujours, à sa source inventive, fille du rêve ? » (p. 17). L’imagination
comme fondement de la culture et le jeu, tout au moins la fiction, comme
pendant éveillé du rêve. A méditer.
Le
cinéma ou l’homme imaginaire : essai d’anthropologie d’Edgar Morin, les
éditions de Minuit 1956, 250 pages, 20 €.
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