dimanche 11 août 2013

Le pays des jouets

Maintenir un blog bibliographique est d’abord un moyen de garder une trace de ses lectures, mais parfois aussi le plaisir de se voir conseiller de nouvelles lectures par un connaisseur anonyme. C’est le cas pour Le pays des jouets dont je remercie ici le lecteur qui m’en a fait la recommandation. La pensée de Giorgio Agamben n’est pas des plus faciles à suivre, et sa préoccupation semble être davantage l’histoire que les jouets. Ce faisant, comme tous les penseurs originaux, il délivre par ricochet des analyses stimulantes sur le jeu (et son complément inverse : le rite). Ainsi que le souligne déjà Christian Duverger : « Le rite fixe et structure le calendrier, le jeu au contraire – même si nous ignorons encore comment et pourquoi – l’altère et le détruit. » (p. 121). La différence entre le calendrier solaire et lunaires est synonyme de fêtes et de jeux, comme c’était le cas pour les Romains qui au moment des Saturnales autorisent le jeu qui reste interdit à tout autre moment de l’année. Le jeu et la fête deviennent ainsi un moyen de solder et de prendre congé de l’année finissante avant d’annoncer l’ordre régénéré de l’année nouvelle.

L’histoire devient le produit du rapport entre rite, qui fixe le mythe, et jeu qui le réactualise en faisant revivre l’événement. Gorgio Agamben  poursuit alors en précisant cette opposition entre  rite et jeu : « On peut affirmer que le rite a pour tâche de résoudre la contradiction entre le passé mythique et le présent, en supprimant l’intervalle qui les sépare et en rassemblant tous les événements dans la structure synchronique. Le jeu, quant à lui, procède à une opération symétrique et inverse : il temps à rompre le lien entre passé et présent, à dissoudre la structure, à la faire voler en éclats événementiels. En d’autres termes, si le rite est une machine à transformer la diachronie en synchronie, le jeu est au contraire une machine à transformer la synchronie en diachronie. » (p. 129). Le jeu est diachronique car il réactualise par l’expérience propre du joueur la symbolique attachée au jouet qui la véhicule, afin de se l’approprier, alors que le rite fixe à travers le temps et de manière intemporelle un usage décorrélé de son contexte dont la réussite tient tout entière dans la capacité de l’homme à le restitué tel qu’il a été fixé. Le rite est donc simulacre  là où le jeu est au sens propre recréation.

Mais l’opposition entre les deux termes est celle de la complémentarité : « Plus précisément, nous pouvons considérer le rite et le jeu non comme deux machines distinctes, mais comme une seule et même machine, comme un système binaire unique, articulé sur deux catégories indissociables dont la corrélation et la différence permettent au système de fonctionner. » (p. 130) C’est le temps figé du mythe qui en se combinant au potentiel créatif du jeu détermine le temps historique. Quoique il faille relativiser puisque : « On ne peut pas plus identifier la synchronie à la statique que la diachronie à la dynamique, d’autre part et surtout il n’y a pas d’événement pur (de diachronie absolue), ni de pure structure (d’absolue synchronie) : tout événement historique représente un écart différentiel entre diachronie et synchronie, instaurant entre elles une relation signifiante. » (p. 132) Cette opposition est donc d’autant moins franche que l’un contient toujours un peu de l’autre, et que l’histoire assure une alternance entre ces deux pôles : « Dans les sociétés à histoire cumulative, le temps linéaire est toujours freiné par l’alternance et la répétition du temps de la fête, qu’enregistre le calendrier ; dans les sociétés à histoire stationnaire, le temps cyclique est toujours interrompu par le temps profane. » (p. 136)

Et Giorgio Agamben de conclure que le religieux et le profane sont liés jusque dans les survivances que les deux domaines, sacré et profane, gardent l’un de l’autre : le rite peut donner lieu à des jeux comme les jeux olympiques ou le tachtli aztèque, et le jeu reste le témoin d’un contenu mythique : « On jouait avec le ‘‘mort’’, comme le font aujourd’hui encore les joueurs de cartes. Bachofen, on le sait est allé plus loin encore, en affirmant que ‘‘tous les jeux ont un caractère funéraire (…). La méta est toujours une pierre tombale (…).’’ (p. 140). Une réflexion stimulante qui fait de l’histoire la passerelle nécessaire entre le temps sacré immobile et celui cyclique et autarcique de la fête, empruntant sa linéarité au premier et sa capacité à créer l’événement au second, tout en positionnant le rite face à son pendant profane : le jeu.

Enfance et histoire (1978) de Gorgio Agamben, Payot & Rivages 2010, p. 115-151.

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