Ce pensum avait pourtant bien commencé, croyant citer Corneille :
Et je dirais que vous aime,
Seigneur, si je savais ce que c’est que d’aimer.
En effet, comment dire que l’on joue sans savoir que ce que c’est que jouer ? Puisqu’il faut en avoir conscience. Malheureusement, n’est pas Descartes qui veut, et lorsque celui-ci s’attache à douter et à remettre en cause le « bon sens », le philosophe trouve un point de gravité et construit son Discours de la méthode autour. J. Henriot, en laissant vagabonder sa pensée, s’affranchit de la rigueur nécessaire à l'exercice, et considère pour acquis des choses bien discutables (le jeu est l’opposé du sérieux), et discute l’indiscutable, démontré par Huizinga : le jeu précède la culture, puisque les animaux jouent spontanément, comme les enfants, sans qu’on le leur ait appris. La belle citation de Molière, et non de Corneille comme le prétend l’auteur, posée comme une évidence, contient d’emblée son antithèse : puisque Psyché est par cette citation en train d’avouer son amour… Qu’on conteste la position de Huizinga, tout évidente qu’elle me paraît, on est forcé d’admettre que l’homme, comme n’importe quel être pensant, n’a pas attendu de savoir définir l’amour pour le faire, la faim pour chasser, la vie pour survivre, le jeu pour jouer… Ce sont choses qui nous sont impérieuses et que nous faisons par instinct.
Quiconque à observé un jeune enfant ou un animal jouer : un chat avec une ficelle, un chien qui rapporte un bâton ou qui court après sa queue, sera donc passablement effaré de voir qu’en 1989 il existe encore des psychologues pour mettre en doute que les animaux jouent ou rêvent. D’autre part, démonter la définition du jeu de Huizinga en prenant des contrexemples, qui par définition illustrent mais ne démontrent rien, pour dénoncer que le jeu n’est pas libre, pas plus que gratuit ou improductif, est un sophisme hallucinant. En effet, Huizinga ne dit pas que le jeu est gratuit ou libre ou en dehors de la réalité, mais ET libre, ET gratuit, ET situé en dehors de la réalité. Dès lors, suivre une pensée bavarde, écrite en corps 8 sans saut de ligne sur 300 pages, qui touche à tout sauf à l’essentiel, est par moments un véritable cauchemar. Seul le début de l’ouvrage aborde franchement le sujet, avant de prendre des chemins de traverse qui perdent sans cesse le lecteur au cours de chapitres interminables aux titres cryptiques : relativité du relativisme, un impératif hypothétique, des schèmes aléatoires, un procès métaphorique…
On a souvent l’impression que l’auteur lui-même perd le fil, et ivre de son propre raisonnement, arrive à se convaincre lui-seul que le jeu n’est pas l’opposé du travail ni même en dehors de la vie courante. Quoique pour ce second point, comme pour la majorité des questions soulevées dans cet ouvrage, je dirais même qu’on n’arrive pas à savoir clairement sa position. Souvent l’auteur, à l’instar des prédécesseurs qui se sont attaché à définir le jeu, s’enferre à considérer des cas particuliers sans comprendre qu’il peut y avoir du jeu dans une activité sans que celle-ci ne soit qualifiable pour autant de jeu, comme il peut y avoir de l’art dans la nature, du travail dans le jeu, du sérieux dans l’humour…
Mais je dois avouer que le lecteur consciencieux et obstiné, qui tient coûte que coûte à terminer le livre commencé, sera récompensé en conclusion par un grand éclat de rire qui confine au grotesque. Je ne résiste pas à vous le livrer, vu que c’est à vous que l’auteur s’adresse :
« Enfin Bref… Il me revient que certains lecteurs n’on pas la patience de lire un livre en accompagnant l’auteur dans tous ses développements. L’essentiel est pour eux de savoir comment cela finit. Ils aiment qu’on leur résume l’ouvrage en une phrase [NdC : les imbéciles !]. A leur intention, je vais rassembler les éléments de la définition que d’autres auront lue, au fil des pages, par dessus mon épaule. On appelle jeu tout procès métaphorique résultant de la décision prise et maintenue de mettre en œuvre un ensemble plus ou moins coordonné de schèmes consciemment perçus comme aléatoire pour la réalisation d’un thème délibérément posé comme arbitraire. »
Enfin bref… Il me revient tout à coup qu’au milieu de ce fatras d’emprunts hétéroclites à deux mille ans de pensée occidentale, subsiste une lacune, l’oubli essentiel de cette sentence de Boileau : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire vous viennent aisément. » Amen.
Sous couleur de jouer de Jacques Henriot, José Corti 1989, 320 pages, 22 €
1 commentaire:
Vous cherchez des réponses, je comprends et cela démontre d'autant plus que le jeu nous laisse interdit. Henriot nous aide dans notre noèse c'est bien plus agréable qu'on Caillois. Enfin un humble philosophe pédago ! Je partage nullement votre ressenti mais je le comprends.
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