jeudi 19 juin 2008

Le loup


Marcel Aymé est connu pour ses contes pour enfants publiés dans des éditions imagées. Pourtant, si ceux-ci font référence aux classiques enfantins, comme par exemple Le loup fait référence au Petit chaperon rouge, et bien qu’ils aient la simplicité du langage de l’enfance, leur thématique est plus sombre et leur humour grinçant sera surtout apprécié des adultes. A priori l’histoire qui nous intéresse ici, extraite des Contes bleus du chat perché, ne fait pas référence au jeu, et pourtant : jeu des enfants avec le loup, jeu de l’auteur avec le lecteur. D’entrée de jeu, si j’ose dire, le jeu est ce qui pousse les petites filles à faire entrer le loup, avant qu’il n’emporte le morceau en leur jouant la comédie de l'animal blessé. Une fois en présence des petites filles, et malgré la référence lancinante au Petit chaperon rouge, le loup, plein du désir de s’amender et bon camarade de jeu, finit par se convaincre lui-même en même temps que le lecteur qu’il n’est plus un loup.

Sauf que le lecteur, ne participant pas directement aux jeux, ne peut s’y laisser prendre, regardant d’un œil suspicieux cette complicité improbable, il s’attend donc logiquement à un coup de théâtre. Marcel Aymé joue ainsi du poncif du loup dévoreur de marmots pour mettre mal à l’aise le lecteur : celui-ci est en effet prévenu du danger du loup, de l’innocence des enfants, de la séduction du jeu et de tous les fâcheux précédents... Il n’y a donc aucun lien entre le Petit chaperon rouge, conte féminin et initiatique selon Bettelheim, et le conte cruel, pessimiste et moralisateur de Marcel Aymé, où le jeu, parenthèse enchantée masque un temps la vraie nature de chacun avant de la révéler au grand jour avec plus de violence. Au contraire du conte traditionnel, la transgression n’est pas un facteur d’émancipation, et ici ce sont les parents qui sont dans le vrai, dans les deux sens du terme. Le jeu n’y représente plus qu’une dangereuse illusion, malgré la conclusion où la réalité prend des accents ludiques, en s’autorisant à rejouer la dernière scène, comme dans Le petit chaperon rouge.

« _ Loup, si on jouait au loup ?
Le jeu était nouveau pour lui, on lui expliqua les règles, et tout naturellement, il fut désigné pour être le loup. Tandis qu’il était caché sous la table, les petites passaient et repassaient devant lui en chantant le refrain :
“Promenons- nous le long du bois, pendant que le loup y est pas. Loup y es-tu ? M’entends-tu ? quoi fais-tu ?”
Le loup répondait en se tenant les côtes, la voix étranglée par le rire :
_ Je mets mon caleçon.
Toujours riant, il disait qu’il mettait sa culotte, puis ses bretelles, son faux col, son gilet… Quand il en vint à enfiler ses bottes, il commença d’être sérieux.
_ Je boucle mon ceinturon, dit le loup, et il éclata d’un rire bref. Il se sentait mal à l’aise, une angoisse lui étreignait la gorge, ses ongles grattèrent le carrelage de la cuisine.
Devant ses yeux luisants, passaient et repassaient les jambes des deux petites. Un frémissement lui courut sur l’échine, les babines se froncèrent.
-… Loup y es-tu ? m’entends-tu ? quoi fais-tu ?
- Je prends mon grand sabre ! dit-il d’une voix menaçante, et déjà les idées se brouillaient dans sa tête. Il ne voyait plus les jambes des petites, il les humait.
_… Loup y es-tu ? m’entends-tu ? quoi fais-tu ?
_ Je monte à cheval et je sors du bois !
Alors le loup, poussant un grand hurlement, fit un bond hors de sa cachette, la gueule béante et les griffes dehors. » (pp. 26-27)

Conte désenchanté, si Le loup est une initiation, elle est celle de la dure réalité, de la loi des adultes, de l’obéissance. Le jeu n’en apparaît alors que plus pernicieux, à moins qu’il ne permette a contrario d’échapper, ne serait-ce quelques instants, à l’empire des précédents. Cynique mais amusant.

Le loup (1934) in Les contes bleus du chat perché de Marcel Aymé, Gallimard 1981, pp. 9-28, épuisé.

Aucun commentaire: