Livre favori d’un de mes professeurs,
j’avais lu ce court roman il y a longtemps, et si le thème m’avait marqué,
l’écriture moins, et surtout je n’avais jamais établi un lien avec le jeu.
C’est en racontant l’histoire que je me suis aperçu qu’elle présentait
brillamment la passion dévorante pour un loisir futile. Je l’ai alors relue
avec d’autres yeux. En premier lieu c’est la qualité d’écriture qui surprend,
ce qu’explique en partie la version largement remaniée qui a servi pour cette
édition tardive (1877). Champfleury, porte-parole du réalisme en littérature,
utilise la collectionnite comme creuset des passions les plus folles, afin de
montrer à quelles extrémité une passion soudaine peut réduire un homme qui en
est dépourvu, et comment celle-ci s’insinue, s’épanouit puis disparaît aussi
promptement qu’elle est apparue. Bien entendu c’est autant parce qu’il était
administrateur de la manufacture de Sèvre que collectionneur compulsif
d’assiettes de la Révolution, que l’auteur est à même de traduire brillamment
les affres de la syllectimanie :
« Gardilanne se disait sans passions ;
c’était l’être le plus passionné qui se put voir, plus ardent que le chasseur,
plus inquiet que l’amant à son premier rendez-vous, plus tyrannisé qu’un
ambitieux, plus fébrile qu’un joueur, les yeux enflammés comme un corse qui
guette son ennemi, aussi brillants que ceux d’un gourmand devant l’étalage d’un
Chevet, les mains plus convulsives qu’un homme dont la dernière carte
représente la ruine ou la fortune. Pas de passions ! Gardilanne les possédait
toutes, fondues en une seule, la plus vive, la passion des collections ! »
(p. 15) Dans ce podium des passions excessives que dresse Champfleury, le jeu
prend deux fois la plus haute place. La passion devient peu à peu
obsessionnelle et exclusive : « Gardilanne avait jeté un graine de sa propre
passion dans l'esprit de son ami, où s'agitaient d'autres passions : la graine
avait germé, commençait à poindre, et devait donner de larges feuilles qui
étoufferaient les passions voisines. » (p. 29)
Cette monomanie plonge alors sa victime
dans des affres extrêmes, la pervertissant et la conduisant à des actes qui la
répugnaient jusqu’alors, comme la tricherie : « Les hommes ont à leur
service mille raisons captieuses pour colorer leurs passions, retirer leur
parole donnée, rompre une liaison et sacrifier leurs meilleurs amis. » (p.
39). Une fois pris au jeu, le joueur est captivé, c’est-à-dire que son échelle
des valeurs est renversée et le monde imaginaire du jeu se substitue à la
moralité qui gouverne la réalité. La fin (= la victoire) justifiant les moyens,
le tricheur est celui qui, oubliant le contrat ludique, sacrifie l’effort à
l’enjeu qui pourtant lui donne seul au sens, au motif que la réussite de la
tricherie est elle-même un défi et objectivement plus risquée. Le
collectionneur, quant à lui, bien que pétri de réalité par son désir de
posséder, réinvente un ordre symbolique à même de lui donner la préséance qui
lui manque dans le monde réel : il est le seul au monde à reconnaître la valeur
des objets qu’il poursuit, et les autres sont des mécréants.
Pleine d’humour acide, la nouvelle de
Champfleury est également cruelle envers ses personnages, et de même que
l’auteur se peint lui-même en collectionneur ridicule, le lecteur, témoin
complice de la passion de Dalègre, ne peut que se reconnaître dans les larmes
douces-amères que verse le héros, tout en se félicitant de mettre la main sur
le violon de faïence, sur son ami défunt : « Pendant le convoi, Dalègre
senti couler une larme. Il eût fallu sans doute l’étudier pour connaître de
quels sentiments divers elle était composée ; mais ce sont des substances
particulières que la chimie actuelle est incapable d’analyser. » (p. 105)
Cette peinture de caractère a d’autant plus les traits du jeu que le personnage
finit par revenir à lui-même. Le regard de Champfleury, plein d’ironie et de
tendresse pour l’âme humaine, prouve ainsi que les passions en sont autant sa
réalité que sa négation.
Une leçon ludique et roborative.
Le violon de faïence (1861) de Champfleury, Ombres 1996, 113 pages, 8.50 €.
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