vendredi 9 janvier 2009

Les tricheurs

Initiateur de la peinture de genre du tricheur, Le Caravage (1571-1610) s'amuse ici avec un thème du quotidien représenté avec un grand réalisme. Le thème du jeu, divertissement populaire et convivial, attise l'intérêt en cristallisant les attitudes et les émotions des personnages comme des spectateurs, la tricherie appelant un jugement moral, donc une prise de parti. Comme peinture de genre, c'est la dichotomie des attitudes (réservées et mesurées / caricaturales et actives), des vêtements (sombres et élégants / bariolés et négligés), des classes sociales (noble / aventuriers) et finalement de leur posture devant la vie représentée par le jeu qui intéresse le peintre, plus que le jeu lui-même dont on ne sait presque rien : les cartes des joueurs ne sont pas visibles, le signe du tricheur le plus âgé est vague, et la carte retirée, un six de trèfle n'a qu'une valeur symbolique : le trèfle représentant la trinité, autrement dit le destin (sans oublier que nous avons affaire à trois personnages) alors que le six est le chiffre du péché.

Les deux tricheurs incarnent les deux faces de la fourberie : le tricheur le plus jeune est disgracieux et semble peu futé, à ce titre il ne peut éveiller la méfiance de son partenaire de jeu, mais il est l'exécutant habile de la tricherie. Il est l'homme de main et d'arme de son complice plus âgé, qui sous le dehors de conseiller le jeune noble indique en fait les combinaisons de cartes à son adversaire, il est la tête pensante de l'arnaque. S'il n'y a pas d'argent visible sur la table, il semble que la coupelle soit prévue à cet effet, et indiquerait donc qu'il s'agit du début de la partie avant les mises. On peut donc supposer qu'il s'agit d'une partie de Prime, ancêtre du poker, et que le tricheur indique une paire ou la valeur faciale d'une combinaison avec les deux doigts de la main. Le tablier de tric-trac, autre jeu de hasard traditionnellement associé à des mises, reproduit avec les dés la configuration des joueurs, le gobelet en forme de puits incarnant sans doute la perdition, dangereusement proche du joueur innocent.

Au delà des symboles, les attitudes des joueurs traduisent le poids de la tension tout entier porté vers le pigeon et le dénouement potentiels, le gant percé du tricheur le plus âgé trahissant la réalité misérable de ses intentions tout comme la dague de son complice. Le jeu comme dialogue coupable entre les classes sociales, est à la fois l'instrument de perdition pour les hommes de devoir, et la revanche des envieux. Cette portée moralisatrice est un prétexte acceptable aux yeux des mécènes fortunés auprès desquels les jeux de hasard font alors fureur à l'époque moderne. Une passion coupable et risquée représentée avec tout l'attrait ambigu de l'interdit.

Les tricheurs de Le Caravage, Kimbell Art Museum, vers 1594.

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