Paru en 1951 et contemporain du Hussard sur le Toit, Les grands chemins est d'une écriture radicalement différente, à la fois familière et poétique, d'un grand minimalisme, aux phrases courtes et heurtées. Si son contenu n'est pas sans rappelé les romans hédonistes de la première période de l'auteur, sa tonalité est plus sombre. Le titre fait allusion aux chemins de l'existence, qui croisent des vies avant de les séparer à jamais, mais aussi sans doute au bandit de grand chemin, les protagonistes étant des marginaux et des vagabonds, chacun faisant main basse sur l'autre.
Le narrateur, dont on ne connaît pas le nom rencontre un "artiste", puisque c'est sous ce nom qu'il sera appelé tout au long du roman car, malgré son air mauvais, il joue de la guitare et surtout des cartes comme personne. Ce sont ainsi deux voies du bonheur qui se mesurent l'une à l'autre : d'un côté le narrateur qui se contente de chacun des petits bonheurs de l'existence, de l'autre l'artiste qui mène une vie de tricherie, pleine de risques et de plaisirs intenses. L'amitié entre les deux personnages vient d'une fascination réciproque et d'une compréhension intime de l'autre.
Le jeu est la passerelle entre les deux hommes en ce qu'elle les lie par le plaisir : "Annonce ta couleur, dit-il, je te la donne. Je ne reconnais plus ma voix quand je dis le nom des cartes. Je n'en ai pas demandé une qu'il me la donne ou plutôt la laisse tomber à mes pieds, ou plutôt le paquet dont il est maître la laisse tomber de lui-même à mes pieds. Je n'ai jamais été aussi contenté que maintenant. Et cette chose là dure tant que j'en ai presque de la peine et que je lui dis de s'arrêter. Mais il continue comme si je n'existais pas et à la fin j'ai plaisir de lui voir en prendre." (p. 40). Les deux personnages sont des jouisseurs, le premier étant capable de profiter de chaque instant de sa vie, et le second façonnant l'existence à sa convenance pour la rendre excitante.
Le jeu c'est la revanche de l'ici et du maintenant contre l'au-delà et le peut-être, mais aussi celle du hasard contre le destin, surtout quand on sait le rendre favorable : "Miser gros, c'est la vie, et tricher pour pouvoir le faire sans perdre la boule. Jamais carte sur table. Il faut que le roi de tout ce qu'on voudra, même celui des mouches, perde son droit." (p. 113). C'est enfin un peu de magie dans un monde d'une banalité affligeante. La prouesse d'écriture de Giono, qui ne recourt pratiquement jamais à la métaphore dans ses descriptions, en fait certainement l'un des romans les plus sensuels sur le jeu, ou celui se donne enfin pour tel. Le jeu amuse parce qu'il est jeu.
Un roman incontournable sur le jeu, par la beauté de l'écriture, par sa réflexion sur la condition humaine, le plaisir et le bonheur. Incontournable tout court.
Les grands chemins de Jean Giono, Gallimard 1968, 242 pages, 5.60 €
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