Ces joueurs là sont en fait des tricheurs. Comme dans les grandes oeuvres de la littérature russe sur le jeu :Le joueur,La dame de pique ou Le bal masqué, celui-ci n'est qu'un moyen de satisfaire l'appât du gain, il s'agit donc encore une fois de jeu d'argent. Ce qui est original dans cette pièce de théâtre est qu'elle est la seule oeuvre que je connaisse à mettre en scène des tricheurs. Cette pièce comique et réaliste pourrait s'appeler "à malin, malin et demi", "l'arroseur arrosé" ou encore "bien mal acquis ne profite jamais" et n'est pas sans rappeler Les fourberies de Scapin. L'histoire, plus morale qu'il n'y paraît au premier abord, met en scène un tricheur qui se trouve pris à son propre jeu, tout en croyant berner moins malin que lui.
Avec des dehors d'intrigue très classique, Gogol construit une pièce efficace où la forme épouse le fond. Le spectateur est en effet dans un premier temps confident du tricheur, son partenaire de jeu en quelque sorte, tant que celui-ci met au point et exécute son arnaque. Pris au jeu, avide du dénouement, le spectateur ne peut alors qu'admirer le coup de de théâtre final en constatant que l'auteur s'est joué de lui. Tout à la fois parabole du théâtre et du jeu, deux univers des apparences et de l'illusion où le joueur peut devenir le jouet, la pièce de Gogol rend ainsi hommage à l'art, qui triche avec la réalité sans pourtant léser personne, comme le constate la conclusion amère du narrateur : "Par tous les diables, c'est ça la terre - du vent ! Les seuls qui ont une chance d'être heureux, ce sont les imbéciles, les bûches, ceux qui ne comprennent rien, ceux qui ne pensent rien, qui ne font rien de rien, qui jouent deux sous au whist avec des cartes usées !"
L'auteur nous avait pourtant prévenu en début de pièce : "Le jeu est impartial. Le jeu ne considère que lui-même. Que je fasse une partie contre mon père, je plumerai mon père. Il n'avait qu'à pas jouer ! Ici tous les hommes sont égaux." Et c'est le mérite propre au théâtre, qu'auteur ou spectateur, on y éprouve d'autant plus de joie qu'on y a été (bien) joué.
Une comédie originale et méconnue, servie par la traduction particulièrement vivante d'André Markovicz.
Les joueurs de Nikolaï Gogol in Théâtre complet, Actes Sud 2006, p. 113-180.
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