vendredi 5 juin 2009

L'homme-dé


Un livre qui débute par cette phrase : "Le style fait l'homme", dit un jour Richard Nixon, et il passa sa vie à ennuyer ses lecteurs" ne peut être mauvais. Ecrit dans les années 70, ce vrai-faux roman subversif dont l'auteur est à la fois l'anti-héros du livre, prône le dé comme méthode d'affranchissement du moi. En effet sous prétexte que la société nous force à être quelqu'un dont on n'a pas envie, on devient nécrosé parce qu'on échoue à réussir. En proposant de choisir toute option selon le seul principe qu'une partie de nous, même la plus infime, pourrait secrètement le souhaiter, le dé nous détache de nos angoisses en nous imposant des choix extérieurs à nous, dont le résultat, réussite ou échec, ne saurait nous bouleverser. Le dé devient alors la possibilité pour chacun d'expérimenter toutes les facettes de l'âme humaine, tous les rôles de la vie, sans qu'aucune morale ne vienne nous brimer. Il est par exemple possible de faire le mal, mais comme nous ne faisons qu'obéir au dé, il ne saurait être considéré en tant que tel.

On imagine donc sur ce principe une nouvelle courte et drôle, qui épuise rapidement les possibilités de ce postulat libertaire. En fait il n'en est rien, ce pavé de plus de cinq cent pages, est minutieusement construit malgré un propos satirique. Il envisage jour après jour ce qu'un personnage qui confierait sa vie aux dés pourrait devenir, les réactions de son entourage, de la société, et jusqu'à quel point un tel parti-pris serait viable. Si l'histoire captive de bout en bout, c'est que le véritable auteur est aussi docteur en psychologie, et qu'il a en partie mis en pratique ce que vante le livre, il connaît donc les limites et les écueils de sa théorie. Tout est crédible, et la réflexion sous jacente à ce jeu perpétuel, sans fin ni limite avec la réalité, est passionnante. Luke (chance en anglais) dégoûte et fascine à la fois.

Le plus étonnant c'est que l'épistémologie du jeu méconnaît ce joyaux qui n'est pas sans évoquer Un jour sans fin, le film d'Harrold Ramis (1993) où Bill Murray est condamné à revivre éternellement la même journée, passant par toutes les émotions humaines avant de se sauver par l'émotion la plus éloignée de lui, l'amour. Ici, le propos est beaucoup plus corrosif et noir, mais le héros connaît lui aussi des transformations sans fin au gré des dés, et le lecteur assiste amusé aux multiples retournements de situation. Mais si Un jour sans fin véhicule un message positif, on assiste au récit d'une autodestruction burlesque, qui introduit une distance salutaire entre la fascination qu'on peut éprouver pour le héros et l'avertissement que constituent les conséquences désastreuses sur sa vie.

C'est sans doute le roman où le jeu est poussé le plus loin, puisqu'il envahit la réalité au point de s'y substituer, celle-ci devenant alors aux yeux du narrateur à la fois sans conséquences et enfin intéressante, et aux yeux de la société profondément subversive.

Et si la transgression était finalement le propre du jeu ?

L'homme-dé de Luke Rhinehart, Editions de l'Olivier 1998, 540 p., 12 €.

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