lundi 19 octobre 2009

Âge de pierre, âge d’abondance : l’économie des sociétés primitives

La thèse développée par Marshall Sahlins tient tout entière dans le titre : loin de l’idée que le néolithique aurait fait sortir l’homme civilisé de l’état de nature, en lui apprenant à contrôler cette dernière plutôt que de la subir, l’homme en travaillant s’est aliéné alors qu’il disposait de ressources suffisantes pour vivre. Oscillant entre marxisme et mythe du bon sauvage, l’essai est un procès à charge du “progrès” technologique. Pourtant l’accumulation d’arguments ne peut faire oublier que l’état naturel place dans un état de dépendance vis à vis de la nature et que la civilisation lui donne une faculté d’anticipation et de prémunition contre les aléas. D’autres part réduire l’abondance à la nourriture semble pour le moins restrictif, puisque la civilisation est la capacité à combler les besoins autre que physiologie, la vie ne se limitant pas à la survie.

Cependant, et c’est ce qui nous intéresse ici, quelques passages apportent une vision originale de la problématique ludique. En effet le jeu est non seulement loin d’être absent chez les primitifs, mais il peut même organiser la gestion des ressources : « Vivant dans une région “exceptionnellement giboyeuse” et ou abondent les nourritures végétales (les parages du lac Eyasi), les hommes hadza s’intéressent apparemment beaucoup plus aux jeux de hasard qu’aux hasards de la chasse. Durant, en particulier, la longue saison sèche, ils passent le plus clair de leur temps à jouer, peut-être tout simplement afin de perdre les pointes de flèche en métal dont ils ont pourtant besoin pour chasser le gros gibier. » (p. 67) Cette assertion paradoxale présente une logique radicalement opposée à notre civilisation de la performance, logique qu’on ne retrouve guère actuellement que dans de rares pays comme la Bolivie : si tout le monde chasse le gros gibier, il y a risque d’épuisement des ressources et de gaspillage. Alors plutôt que de chasser moins longtemps, ou par rotation, les Hadza ont choisi le jeu de hasard qui, par le gage des précieuses pointes de flèche en métal, garantit qu’une partie d’entre eux en sera dépossédée lorsque arrivera la saison de la chasse.

Le classement des interactions sociales proposé par Marshall Sahlins en fin d’ouvrage est également intéressant. Opposant le jeu, réciprocité négative, à la réciprocité généralisée (la solidarité) et à la réciprocité équilibrée (le don et le contre-don, le commerce), il propose une catégorisation ethnologique qui a le mérite d’apporter un éclairage nouveau sur l’association intuitive entre le jeu et les conduites désocialisantes : « “Par “réciprocité négative” nous désignons tout effort d’acquérir impunément quelque chose pour rien, toutes les formes directes d’appropriation et les transactions tendant ouvertement à procurer un profit utilitaire. Les termes ethnographiques pertinents incluent “le marchandage”, le “troc”, les “jeux de hasard”, la “chicane”, le “vol” et autres types de saisies abusives. La réciprocité négative est le type d’échanges le plus impersonnel. » (p. 249) Echange déséquilibré et pourtant accepté comme tel, le jeu relève ainsi d’une volonté de domination qui rompt le pacte collectif fondé sur la réciprocité et le bien commun. Il s’agit donc bien d’un échange négatif, dont l’adjectif, ici pris dans son acception propre, justifie sa perception morale en mauvaise part.

Mais force est de reconnaître que ce jeu des Hadza peut se lire aussi comme un appui de la thèse de l’auteur, puisque, chez les animaux comme chez les hommes, le jeu est conditionné par la satisfaction préalable des besoins primaires qu’ils soient physiologiques ou conservatoires, donc par une forme d’abondance.

Une approche du jeu tout à fait à la marge mais néanmoins pertinente.

Âge de pierre, âge d’abondance : L’économie des sociétés primitives de Marshall Sahlins (1972), Gallimard 1976, 409 pages, 32.50 €. 

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