La thèse développée par Marshall Sahlins
tient tout entière dans le titre : loin de l’idée que le néolithique aurait
fait sortir l’homme civilisé de l’état de nature, en lui apprenant à contrôler
cette dernière plutôt que de la subir, l’homme en travaillant s’est aliéné
alors qu’il disposait de ressources suffisantes pour vivre. Oscillant entre
marxisme et mythe du bon sauvage, l’essai est un procès à charge du “progrès”
technologique. Pourtant l’accumulation d’arguments ne peut faire oublier que
l’état naturel place dans un état de dépendance vis à vis de la nature et que
la civilisation lui donne une faculté d’anticipation et de prémunition contre
les aléas. D’autres part réduire l’abondance à la nourriture semble pour le
moins restrictif, puisque la civilisation est la capacité à combler les besoins
autre que physiologie, la vie ne se limitant pas à la survie.
Cependant, et c’est ce qui nous intéresse
ici, quelques passages apportent une vision originale de la problématique
ludique. En effet le jeu est non seulement loin d’être absent chez les
primitifs, mais il peut même organiser la gestion des ressources : « Vivant
dans une région “exceptionnellement giboyeuse” et ou abondent les nourritures
végétales (les parages du lac Eyasi), les hommes hadza s’intéressent
apparemment beaucoup plus aux jeux de hasard qu’aux hasards de la chasse.
Durant, en particulier, la longue saison sèche, ils passent le plus clair de
leur temps à jouer, peut-être tout simplement afin de perdre les pointes de
flèche en métal dont ils ont pourtant besoin pour chasser le gros gibier. »
(p. 67) Cette assertion paradoxale présente une logique radicalement opposée à
notre civilisation de la performance, logique qu’on ne retrouve guère
actuellement que dans de rares pays comme la Bolivie : si tout le monde chasse
le gros gibier, il y a risque d’épuisement des ressources et de gaspillage.
Alors plutôt que de chasser moins longtemps, ou par rotation, les Hadza ont
choisi le jeu de hasard qui, par le gage des précieuses pointes de flèche en métal,
garantit qu’une partie d’entre eux en sera dépossédée lorsque arrivera la
saison de la chasse.
Le classement des interactions sociales
proposé par Marshall Sahlins en fin d’ouvrage est également intéressant.
Opposant le jeu, réciprocité négative, à la réciprocité généralisée (la
solidarité) et à la réciprocité équilibrée (le don et le contre-don, le
commerce), il propose une catégorisation ethnologique qui a le mérite
d’apporter un éclairage nouveau sur l’association intuitive entre le jeu et les
conduites désocialisantes : « “Par “réciprocité négative” nous désignons
tout effort d’acquérir impunément quelque chose pour rien, toutes les formes
directes d’appropriation et les transactions tendant ouvertement à procurer un
profit utilitaire. Les termes ethnographiques pertinents incluent “le
marchandage”, le “troc”, les “jeux de hasard”, la “chicane”, le “vol” et autres
types de saisies abusives. La réciprocité négative est le type d’échanges le
plus impersonnel. » (p. 249) Echange déséquilibré et pourtant accepté comme
tel, le jeu relève ainsi d’une volonté de domination qui rompt le pacte
collectif fondé sur la réciprocité et le bien commun. Il s’agit donc bien d’un
échange négatif, dont l’adjectif, ici pris dans son acception propre, justifie
sa perception morale en mauvaise part.
Mais force est de reconnaître que ce jeu
des Hadza peut se lire aussi comme un appui de la thèse de l’auteur, puisque,
chez les animaux comme chez les hommes, le jeu est conditionné par la
satisfaction préalable des besoins primaires qu’ils soient physiologiques ou
conservatoires, donc par une forme d’abondance.
Une approche du jeu tout à fait à la marge
mais néanmoins pertinente.
Âge de pierre, âge d’abondance :
L’économie des sociétés primitives de Marshall
Sahlins (1972), Gallimard 1976, 409 pages, 32.50 €.
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