Réputé illisible, cet essai de presque 700 pages est au coeur de la philosophie existentialiste. Pour Sartre, le néant n’existe que comme négation de l’être, et il ne peut y avoir être sans sa négation, car la possibilité d’être engendre celle de ne pas être. Ce néant n’est pas inexistence, mais justement ex-istence, c’est-à-dire le fait étymologiquement d’être hors de soi, donc d’avoir conscience d’être. Cet être “pour soi” nous distingue de l’”être en soi” des animaux qui n’ont pas conscience d’être et nous donne accès à l’”être pour autrui” qui est notre regard objectivé sur nous-même. La distance de l’être en soi à l’être pour soi et pour autrui définit la mauvaise foi, c’est-à-dire la possibilité pour l’homme d’échapper à l’objectivité (le fait d’être transformé en chose, d’être saisi comme par un mot) et d’être libre : “Celui qui s’affecte de mauvaise foi doit avoir conscience de sa mauvaise foi puisque l’être de la conscience est conscience d’être. Il semble donc que je doive être de bonne foi au moins en ceci que je suis conscient de ma mauvaise foi.” (p. 84)
Le rapport de l’être au néant, du moi à la conscience de soi, définit l’essence de l’homme puisque celle-ci réside dans la conscience : “Elle est donc, par définition, un processus humain.” (p. 58) En effet Sartre renverse ainsi le cogito ergo sum de Descartes : Je suis donc je pense ; ou plus exactement : J’ai conscience d’être donc je pense. Le terme de processus est important car c’est lui qui va mettre Sartre sur la voie du jeu. Le jeu est ce mouvement perpétuel de l’être à sa conscience d’être, de ce qu’on éprouve (être) à ce que l’on se regarde éprouver (existence). C’est le passage célèbre du garçon de café : “Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café.” (p. 94) Le jeu est donc la réaction de notre être en soi, notre attitude naturelle, à la pression de notre être pour soi, l’idée que nous nous faisons de ce que nous sommes ou devrions être, autant qu’à celle de notre être pour autrui, l’image que nous renvoie la société de ce qu’elle attend de nous. Ce garçon n’est pas tout à fait un garçon de café car il tend à l’être, et ce faisant il l’est exagérément car il joue à l’être plutôt que de se contenter d’être. Et cependant, il l’est complètement.
Ainsi Sartre part de la mauvaise foi, le divorce entre ce que l’on sait être et ce que l’on prétend de soi, pour aboutir au jeu, qui exprime parfaitement le “processus humain” de navigation perpétuelle entre l’être en soi (le moi), l’être pour soi (le ça) et l’être pour autrui (le surmoi). Etrangement c’est la mauvaise foi dont Sartre a préféré retenir l’image (et nommer son chapitre), peut-être plus provocante mais aussi moins vraie, car elle implique un divorce et non une synthèse entre les différents degrés de l’être. L’illustration la plus forte de cette alchimie n’est cependant pas celle du garçon de café, mais de la femme entreprise par un homme : “C'est qu'elle n'est pas au fait de ce qu'elle souhaite : elle est profondément sensible au désir qu'elle inspire, mais le désir cru et nu l'humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. Il faut, pour la satisfaire, un sentiment qui s'adresse tout entier à sa personne, c'est-à-dire à sa liberté plénière, et qui soit une reconnaissance de sa liberté.” (p. 90). Sartre la qualifie de femme de mauvaise foi, je préfère dire pour ma part qu’elle joue, mi dupe mi lucide, afin d’entraîner son partenaire (d’amour et de jeu) avec elle dans la dimension symbolique, afin de se dévoiler tout en se cachant et de vérifier par cela la capacité de son partenaire à jouer le jeu, afin de vivre pleinement l’instant, le corps et l’esprit jouant de concert une partition à deux voix, afin de se présenter, et être elle-même, entière.
La feintise ludique serait ainsi, pour paraphraser Schiller, le seul état où l’homme prend la dimension de lui-même, n’étant tout à fait homme que là où il joue. Une lecture essentielle autant qu’existentielle.
L’être et le néant de Jean-Paul Sartre, Gallimard, pp. 56-132, 15 €.