« L’homme ne joue que là où dans la pleine acception de ce mot il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue. » (p. 221). Cette maxime de Schiller est probablement l’extrait le plus connu de ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme. Souvent citée, cette citation donne le lustre du poète et l’onction du philosophe au jeu, le dédouanant de sa futilité naturelle. Du coup le contexte et les fondements de cette maxime sont rejetés au second plan, pour ne pas risquer de jeter une ombre au tableau. L’intérêt de la proposition de Schiller est dans son audace.
En effet, en poète, le propos de Schiller est naturellement l’esthétique (le beau), qui depuis l’Antiquité se partage le monde avec la logique (le vrai), et l’éthique (le bien), mais qui était alors posé jusque là comme leur simple corollaire : le beau naît du sentiment d’harmonie que procure la vérité du bien, pour les chrétiens, le bien de la vérité pour les Anciens. Par son approche, Schiller renverse la pyramide et fait de la quête du beau le sens même de la vie humaine : « Comme l’âme se trouve, quand elle contemple la beauté, à une heureuse distance égale entre la loi et le besoin, elle est, précisément parce que partagée entre eux, soustraite à la contrainte de l’un autant que de l’autre. » (p. 217) Cette béatitude de l’âme est à l’intersection du devoir et du désir, de la contrainte et du plaisir, qui sont les deux courants antagonistes du bonheur.
La quête du bonheur ne peut se faire dans l’un ou l’autre, mais plutôt dans une oscillation entre les deux, dans une permanence de changement puisque la raison est immuable et le sentiment changeant (p. 193-195). Ainsi, « Comment parler de “simple” jeu, quand nous savons que c’est précisément le jeu et le jeu seul qui, entre tous les états dont l’homme est capable, le rend complet et le fait déployer ses deux natures à la fois. » (p. 221) Le jeu est ainsi le passage d’un état contradictoire à un autre, qui plutôt de réduire l’une de ses facultés au profit de l’autre, les fait co-exister alternativement, permettant à l’homme, à la fois un peu moins et un peu plus que lui-même, de prendre pleinement la dimension de son existence, étant à la fois lui-même, puisqu’il ressent, et extérieur à lui, puisqu’il a conscience de sa condition.
A la suite de Montaigne, qui « ne peint pas l’être mais le passage », précédant Sartre, qui fait de l’être et du néant les deux composantes indissociables de la conscience, Schiller réactualise la pensée classique en posant les bases de la philosophie moderne du jeu, comme façon d’être au monde. Un texte fondateur.
Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Friedrich von Schiller (1795), Aubier 1992, pp. 212-225 (XVe lettre), 22 €.
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