Ne pas se fier à la langue
anglaise du titre, cet article est russe et non américain, ce qui pour les
méchantes langues serait plutôt rassurant si on s’en réfère par exemple au
texte daté mais toujours aussi pertinent de Vladimir Propp, Morphologie du conte. Reste qu’en
matière de ludologie, si on peut parfois
se demander ce qui est vaut à un auteur d’être traduit, par exemple pour
l’ouvrage contemporain d’Alan Wykes, Le jeu, on peut inversement s’interroger
sur ce qui a bien pu empêcher celui-ci de l’être. Aussi concis que pertinent,
celui-ci a été explicitement utilisé par Gilles Brougère, qui, après l’article
de Jérôme Bruner sur Jeu, pensée, langage
est décidément un découvreur de pépites. Il a aussi sans doute inspiré Quelles vérités pour quelles fictions ?,
bien que Jean-Marie Schaeffer ne le cite pas nommément.
Lev Vygotsky part de la
motivation à jouer qu’il dénie au plaisir : « Considérons à présent le problème du jeu en lui-même. Nous savons que
la définition du jeu fondé sur le plaisir qu’il procure à l’enfant n’est pas
correcte pour deux raisons : _ la première parce que nous connaissons nombre d’activités qui donnent à
l’enfant une expérience bien plus profondes du
plaisir que le jeu. (…) D’autre part nous connaissons des jeux dans
lesquels l’activité mise en œuvre n’apporte pas de plaisir par elle-même. »
(p. 62), pour la jeter dans les bras de l’apprentissage symbolique. Bien que ce
postulat soit très contestable, ne serait-ce que parce que la motivation est
forcément la satisfaction d’un besoin, et que l’auteur ne s’aperçoit pas que le
plaisir est le fondement de toutes les actions humaines, donc à fortiori du
jeu, cela lui permet, en rapprochant activité l’activité ludique de l’activité
symbolique, de faire du symbolisme l’indicateur du développement mental de
l’enfant, le thème de son propos.
L’approche de Lev Vygotsky
n’en est pas moins particulièrement audacieuse puisqu’elle montre un symbolisme
qui n’est pas forcément l’apanage de l’imagination : parce que sa vie est
réglée par ses parents, l’enfant est totalement dépendant d’eux ; au
contraire, par le jeu, le très jeune enfant se crée ses propres règles qu’il
peut enfin « dépasser d’une tête », puisqu’il est acteur de celles-ci.
Ce faisant, en créant un cheval à partir d’un bâton, il donne au bâton une
unique réalité, celle de l’animal, qui n’est pas encore un cadre surimprimé à
une réalité existante, puisque un bâton n’a pas d’autre signification que de
servir de cheval. Mais ce faisant, il fait du bâton un pivot pour distinguer
l’objet de sa signification, ce qui devient plus aisé avec l’accès au langage.
Si Vygotsky diminue le rôle de l’imagination dans l’activité symbolique du jeu,
c’est parce que « L’expérimentation
et l’observation quotidienne montrent clairement qu’il est impossible pour les
très jeunes enfants de séparer la signification du visible. » (p. 66).
Ainsi un enfant ne peut dire le contraire de ce qu’il voit et donc, à cette
aune il faut convenir que l’enfant voit un cheval à la place d’un bâton.
Là où peut-être Lev
Vygotsky n’est pas allé jusqu’au bout de son raisonnement, c’est lorsqu’il
déclare à deux reprises que « dans
le jeu l’enfant est libre, mais c’est une liberté illusoire. » (p.
66). Or, si on peut dénier à l’imagination de piloter seule l’accès au
symbolisme, c’est justement parce que l’illusion est précisément l’imagination
qui devient visible, parce qu’elle est désormais une illusion, in-lusio : et l’enfant se prend au
jeu. En effet, en devenant une expérience ludique, l’imagination échappe du
même coup au symbolique qui dépend de la faculté d’abstraction. C’est dans tous
les cas, outre la pertinence générale de cette réflexion, de stimuler celle du
lecteur dans des directions inédites. Une référence.
Play and its role in the mental
development of the child (1933)
de Lev Vygotsky, in Soviet Psychology 1966, 6, p. 62-76, épuisé, disponible
gracieusement au format pdf ici.
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