Logique du sens est logiquement un essai ou
Gilles Deleuze pose la question du sens, donc du non sens, donc du paradoxe,
donc de l’humour, donc du jeu. Dans le chapitre intitulé « du jeu
idéal », dans la dixième série, le philosophe propose la création d’une
théorie du jeu, ce qui en 1969 est pour le moins novateur : « Nos jeux connus répondent à un certain nombre
de principes, qui peuvent faire l’objet d’une théorie. Cette théorie convient
aussi bien aux jeux d’adresse que de hasard ; seule la nature des règles
diffère. 1°) Il faut de toutes façons qu’un ensemble de règles préexiste à
l’exercice du jeu et, si l’on joue, prennent une valeur catégorique ; 2°)
ces règles déterminent des hypothèses qui divisent le hasard, hypothèses de
perte ou de gain (ce qui se passe si…) ; 3°) ces hypothèses organisent
l’exercice du jeu sur une pluralité de coups, réellement et numériquement
distincts, chacun opérant une distribution fixe qui tombe sous tel ou tel cas
(même quand on joue en un coup, ce coup ne vaut que par la distribution fixe
qu’il opère et par sa particularité numérique) ; 4°) les conséquences de
coups se rangent dans l’alternative « victoire ou défaite ». Les
caractères des jeux normaux sont donc les règles catégoriques préexistantes,
les hypothèses distribuantes, les distributions fixes et numériquement
distinctes, les résultats conséquents. » (p. 74).
En résumé, un jeu est fait de règles
constitutives qui ont valeur de loi par la convention commune des joueurs. La
potentialité des coups composent des chances de gain et des risques de pertes,
mais qui ne s’organisent qu’en fonction de la stratégie poursuivie par le
joueur. Ces alternatives contiennent en elles les possibilités de coups à venir
dont les conditions de gain et de pertes dépendent de leur place dans la chaîne
causale. Les conséquences de cette somme de coups déterminent enfin la victoire
ou la défaite. On retrouve ainsi dans cette théorie ludologique en quatre
points un découpage comparable au schéma narratif canonique de Greimas qui leur
fait correspondre, pour la première étape, à la manipulation conditionnelle ;
pour la seconde, à la compétence qui détermine la pertinence de l’hypothèse
retenue ; pour la troisième, la performance qui est le résultat de la
somme des validités des coups engagés ; et enfin la sanction qui départage
victoire et défaite. Mais cette théorie n’est pour Gilles Deleuze que
l’occasion de s’en départir pour en proposer une autre, qui définisse cette
fois le jeu idéal :
« Il
faut imaginer d’autres principes, même inapplicables en apparence, où le jeu
devient pur. 1°) Il n’y a pas de règles préexistantes, chaque coup invente ses
règles, il porte sur sa propre règle. 2°) Loin de diviser le hasard en un
nombre de coups réellement distincts, l’ensemble des coups affirme tout le
hasard, et ne cesse de le ramifier sur chaque coup. 3°) Les coups ne sont donc
pas réellement, numériquement distincts, mais tous sont les formes qualitatives
d’un seul et même lancer, ontologiquement un. Chaque coup est lui-même une
série, mais dans un temps plus petit que le minimum de temps continu
pensable ; à ce minimum sériel correspond une distribution de singularités.
Chaque coup émet des points singuliers, les points sur les dés. Mais l’ensemble
des coups est compris dans le points aléatoire, unique lancer qui ne cesse de
se déplacer à travers toutes les séries, dans un temps plus grand que le
maximum de temps continu pensable. (…) 4°) Un tel jeu sans règles, sans
vainqueurs ni vaincus, sans responsabilité, jeu de l’innocence et course à la
Caucus où l’adresse et le hasard ne se distinguent plus, semble n’avoir aucune
réalité. D’ailleurs il n’amuserait personne. » (p. 75-76).
Loin d’être absurde, cette proposition
rejoint celle de Pierre Bourdieu qui fait des règles la conséquence et
l’intersection des stratégies des différents joueurs. De même, comme l’a déclaré
Stéphane Mallarmé : « un coup
de dé jamais n’abolira le hasard », c’est-à-dire que le résultat d’un
coup, loin de fixer l’aléa, le consacre au contraire à la fois en le rendant
tangible, puisqu’il exprime toutes les possibilités laissées pour compte, et
plus encore en générant de nouvelles possibilités et donc toujours plus
d’aléatoire. Un coup n’est qu’un découpage conceptuel et, en même temps, une
étape du coup ultime de la partie qui permet de l’emporter mais qui ne serait
rien sans les précédents. En outre un jeu sans vainqueur ni vaincu n’est
finalement qu’un jeu découpé en manches dont chacune n’est que la partie parmi
d’autres d’un jeu qui les contient toutes. Quant à l’impossibilité de
distinguer le hasard de l’adresse, c’est par exemple le cas des jeux de bluff. Même
si Gilles Deleuze souhaite par cet oxymore, montrer le non-sens d’un jeu idéal
qui n’amuse pas, celui présenté est profondément
ludique par le paradoxe même qui le constitue.
Une réflexion intéressante bien
qu’inaboutie, en tout cas si on supporte la langue de Gilles Deleuze, gangrénée
par les jeux de mots et les aphorismes qui rendent sa pensée difficile à
suivre, voire contradictoire. Mais n’est-ce pas finalement sa logique du
sens ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire