samedi 29 septembre 2012

Vivre : la psychologie du bonheur

Si le titre français ne permet sans doute pas de comprendre ce que vient faire un livre de développement personnel dans un blog consacré au jeu, le titre américain est plus explicite. En effet, Flow : the psychology of optimal experience est davantage une étude sur l’expérience – traduction de flow –, et comment la vivre intensément, que sur le bonheur, état d’esprit abstrait et rétrospectif. Dès lors chaque fois qu’on voit poindre le mot de bonheur on ne peut s’empêcher de penser que le traducteur avait pour mission de coller aux exigences d’une collection appelée Evolution : des livres pour vous faciliter la vie. Envisagée sous l’angle de l’expérience optimale, parfois appelée plus justement ailleurs proximale, le jeu a donc toute sa place. Etrangement, ce sont surtout les professionnels plus que les chercheurs qui ont fait le renom de la pensée de Csikszentmihalyi, sensibles sans doute à l’analogie entre la courbe de difficulté d’un jeu vidéo, qui définit en deçà l’ennui et au-delà la frustration, même si cet ouvrage est aussi évoqué par les spécialistes de l’éducation comme Gilles Brougère dans son essai Jouer / apprendre.

L’expérience optimale est décrite ainsi :
1. « la tâche entreprise est réalisable mais constitue un défi et exige une aptitude particulière ;
2. l’individu se concentre sur ce qu’il fait ;
3. la cible visée est claire ;
4. l’activité en cours fournit une rétroaction immédiate ;
5. l’engagement de l’individu est profond et fait disparaître toute distraction
6. la personne exerce le contrôle sur ses actions ;
7. la préoccupation de soi disparaît, mais, paradoxalement, le sens de soi est renforcé à la suite de l’expérience optimale ;
8. la perception de la durée est altérée. » (p. 79-80)

Cet ouvrage a un peu les défauts de sa méthode : fruit d’une collaboration de différents chercheurs de divers pays, les témoignages sont souvent interprétés au pied de la lettre, sans volonté de théorisation. Par exemple le point deux et trois sont distincts alors que l’un conditionne l’autre, les points 2 et 4 sont redondants… D’autre part aucun rapprochement n’est fait avec d’autres théories comme celle de la motivation d’Abraham Maslow dont la base est physiologique et le sommet apporte l’accomplissement, autre nom de l’expérience optimale. On notera que c’est le point 4 qui montre l’importance de l’aspect autotélique : l’apport d’une rétroaction immédiate qui est l’une des caractéristiques du jeu et plus difficile à trouver dans la vie courante. Cette belle description externe d’une activité interne est judicieusement complétée par une analyse interne de Myhaly Cszikszentmihalyi :

« Le lecteur aura sans doute détecté des traces de circularité. Si, d’une part, l’attention ou l’énergie psychique, est dirigée par le soi, ce dernier étant constitué de la somme des contenus de la conscience (dont la structure des buts) et si, d’autre part, les contenus de la conscience (dont la structure des buts) et si, d’autre part, les contenus de la conscience résultent de la façon d’investir l’attention, il y a là un système qui tourne en rond –  sans cause ni effet clairs. Le soi dirige l’attention et l’attention détermine le soi. De fait, les deux énoncés sont vrais : la conscience n’est pas un système linéaire, mais un système de causalité circulaire – l’attention façonne le soi et celui-ci façonne celle-là. » (p. 62-63). La pertinence et la finesse de cette analyse qui pour la première fois présente l’activité ludique, au sens d’autotélique, comme indéfinissable puisque à la fois produit et productrice d’elle-même,  n’empêche pas l’auteur d’hésiter en permanence sur la façon de qualifier l’expérience optimale : enchantement, plaisir, enrichissement, bonheur… qui semble relever d’une confusion que celui-ci cherche à minimiser plus qu’à questionner :

« Les activités qui procurent plaisir et enchantement ont souvent été inventées à cet effet. Les jeux, les sports, les arts, la lecture n’existent-ils pas depuis des siècles en vue de favoriser justement les expériences plaisantes et enrichissantes ? Cependant il ne faudrait pas penser que seuls les loisirs et les arts procurent des expériences optimales. Dans un pays normal, dans une culture de santé, même le travail productif et la routine quotidienne peuvent être satisfaisants. C’est justement un des principaux objectifs de ce livre que d’explorer les façons de transformer les activités de la vie quotidienne en des jeux pleins de sens qui donnent lieu à des expériences optimales. Tondre le gazon, attendre chez le dentiste, faire un gâteau peuvent devenir des activités agréables si elles sont structurées de façon à fournir un but, des règles ainsi que les autres éléments signalés. » (p. 82-83).

Ce qui paraît contestable, c’est qu’on ne structure pas une activité pour la rendre autotélique (on joue simplement parce que l’envie nous en prend) mais c’est au contraire en l’investissant pleinement que celle-ci prend cette forme. Ainsi il ne s’agit pas de transformer en jeu tout ce qu’on touche mais de vivre ludiquement, ce qui signifie plus ou moins vivre tout simplement chaque moment qui nous est donné, d’en assimiler la forme au point de ne plus faire qu’un avec lui. Bref de se prendre au jeu de la vie pour la vivre comme un jeu.

Une belle leçon de vie et de jeu, expliquée de façon didactique et parfois lumineuse, si l’on fait abstraction d’une méthode qui s’abrite souvent derrière l’exemple pour s’épargner l’analyse et surtout la synthèse. Une lecture recommandée dans tous les cas.

Vivre : la psychologie du bonheur [1990] de Mihaly Csikszentmihalyi, Pocket  2004, 377 pages, 7.60 € 

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