vendredi 19 octobre 2012

L’humour

Dans son essai sur le mot d’esprit Freud a longuement tâtonné avant de proposer une théorie qui propose de faire du trait d’esprit une économie psychique. Bien qu’il distingue de façon maladroite et obscure entre rire, spirituel, comique et humour, sans que l’on sache bien pourquoi, il donne dans sa conférence de 1927 à l’humour la même fonction psychique : « Il n’y a aucun doute, l’essence de l’humour consiste à économiser les affects que la situation devrait occasionner, et à se dégager par une plaisanterie de la possibilité de telles extériorisations affectives. » (p. 323) L’humour et sa conséquence, le rire, sont ainsi un moyen de décharger la tension occasionnée par les angoisses que génère l’environnement, et les risques d’agression, ce que Freud appelle les offenses, que constituent potentiellement toute relation.

La nouveauté, en 1927, vient davantage de la convocation du « moi » qui est déjà le propos principal de Freud dans Le créateur littéraire et la fantaisie (1907), communication présentée avec pertinence au début du même recueil : « Le caractère grandiose est manifestement lié au triomphe du narcissisme, à l’invulnérabilité victorieusement affirmée du moi. Le moi se refuse à se laisser offenser, contraindre à la souffrance par les occasions qui se rencontrent dans la réalité ; il maintient fermement que les traumatismes issus du monde extérieur ne peuvent l’atteindre ; davantage : il montre qu’ils ne sont pour lui que matière à gain de plaisir. » (p. 323) Certes, la valeur cathartique de l’humour est évidente, mais plus encore le rire est une façon de diminuer les tensions sociales en lui substituant l’intimité engendrée par le rire : si nous partageons les mêmes sentiments, alors nous supprimons les tensions potentielles engendrées par les risques de toute communication. Partager des angoisses, vider une offense de son contenu, ce n’est pas les supprimer mais lever le danger qu’elles constituent, les désactiver.

La conclusion de Freud, obnubilé par son principe d’économie ne porte rétrospectivement pas bien loin : « Il veut dire : ‘‘Regarde, voilà donc le monde qui paraît si dangereux. Un jeu d’enfant, tout juste bon à faire l’objet d’une plaisanterie’’. » (p. 328). En d’autres termes, selon les mots postérieurs du surréaliste Achile Chavée (et sans doute lecteur de Freud) : « l’humour (noir) est la politesse du désespoir. » En effet, la fonction réassurante de l’humour est double puisqu’elle désactive l’angoisse qui nous écrase par un rire qui la nie tout en nous rapprochant de nos congénères. Au-delà, et c’est sans doute la fonction que l’humour partage le plus profondément avec le jeu, ce dernier affirme que l’homme n’est complètement humain que par sa capacité à échapper à l’instinct, donc à dénoncer par l’esprit les angoisses dont celui-là même (cet esprit qui nous autorise justement la prescience du danger) s’accable. Mal et remède du mal, l’esprit et le langage qui le traduit et le réalise – littéralement le mot d’esprit – permet de s’affranchir des peurs incommensurables que cette capacité d’anticipation fait naître.

Or Freud l’a compris, la psychanalyse est toute entière contenu dans ce hiatus, cette aptitude à générer des angoisses qui n’existent que pour nous et dont nous sommes la seule solution. Ainsi le mot d’esprit, comme le jeu, permet de compenser l’angoisse par le fantasme, la souffrance par le plaisir, celui de devenir l’acteur de notre joie, cette manifestation de notre libération des peurs qui nous étreignent, celles d’un environnement hostile ou du « ça » tapi en nous.

Une réflexion plus convaincante et stimulante que l’ouvrage préparatoire et laborieux dont elle tirée, sans être complètement aboutie.

« L’humour » [1927] de Sigmund Freud in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard 1985, pages 319-328, 8.10 €. 

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