« Un
maître rendait la justice entre deux plaignants devant ses disciples. Au premier
qui exposait son cas, le juge, après une longue réflexion, décida de donner
raison. Mais, quand le deuxième eut fini de plaider, le juge lui donna aussi raison.
Aux disciples qui s’étonnaient, alors le maître, après une nouvelle réflexion,
répondit : « En effet, vous avez raison. » Cette anecdote,
attribuée au Talmud et rapportée en 4e de couverture, expose le
propos de l’ouvrage, à savoir une tentative de dialogue entre différentes rationalités
ou, devrait-on dire, entre différents moyens de connaissance. En effet, et c’est
sans doute là l’une des faiblesses de cet essai, est finalement de tout
considérer du point de vue de la raison. Avec ce postulat, les « jeux de
la connaissance », c’est-à-dire la conscience d’une connaissance qui ne se
présenterait pas comme telle ou qui prendrait ses distances avec la
connaissance scientifique, ne peut que finir, dans l’un des derniers chapitre
de cet essai, par se faire jour.
Le chapitre se présente comme une relecture
critique des écrits de Ludwig Wittgenstein, Eugen Fink et Donald Winnicott. A
partir de l’aire transitionnelle du dernier, Henri Atlan propose une représentation
de la connaissance comme interdépendance du monde extérieur et intérieur, ce
reflet du vrai monde inaccessible n’étant pas, selon le second, moins vraie que
l’original puisque seul celui-ci existe pour nous. Enfin il tempère cette
représentation par la mise en garde de Ludwig Wittgenstein qui considère la
causalité, puisque l’esprit humain ne peut s’empêcher de mettre en corrélation deux
faits, comme une superstition. En effet, cette grille de lecture de la réalité « à mailles plus ou moins grossières »
(p. 278) risque à tout moment de faire confondre le monde et la loupe qui sert
à l’interpréter : « Des lois
telles que la proposition de raison suffisante (la loi de causalité), etc.,
traitent du filet, non pas de ce que décrit le filet. » (p. 279).
Et c’est là que le bât blesse, car en dépit
de l’intention louable de dépasser la rationalité scientifique en reconnaissant
que « C’est en faisant jouer entre eux les symbiontes de trois
cerveaux particuliers – Winnicott, Fink, Wittgenstein – que nous essaierons ici
d’opposer l’expérience du jeu dans ses rapports avec le réel et le possible à
la croyance plate en la vérité de doctrines ou théories qui exprimeraient
directement la Réalité. » (p. 263) ; ce dépassement n’en est pas pour
autant, malgré les apparences, la reconnaissance du jeu pour sa dimension à la
fois expérientielle et potentielle, comme moyen de connaissance, mais la simple
opposition éculée de la théorie à la pratique. Pourtant, qu’est-ce donc que la
théorie sinon la réorganisation de l’empirisme en un ensemble cohérent, et qu’est-ce
en retour que l’empirisme sinon la réalisation d’une hypothèse théorique
incarnée par l’essai-erreur. Et Henri Atlan de proposer en thèse en ouverture
de chapitre une ouverture pluridisciplinaire : « Accepter de jouer le jeu de plusieurs systèmes interprétatifs
différents, scientifiques, philosophiques, mystiques, artistiques, en prenant
bien soin de n’en pas mélanger les règles. Telle serait donc l’attitude
correcte sur les chemins de la connaissance pour qui voudrait à la fois obéir à
un souci de rigueur et de rationalité et ne pas se fermer des voies qu’ont
ouvertes, chacune pour elle-même, des formes différentes et spécifiques de
rationalité (ou d’irrationalité revendiquée, ce qui revient au même car
celle-ci implique de ne pas tricher avec l’exercice par ailleurs reconnu de la
raison). » (p. 261). Le jeu est donc envisagé seulement au sens métaphorique,
et la supra-logique de la pensée complexe, réduite à de la logique inversée…
On le voit dans l’exemple du filet : dire
que la carte n’est pas le territoire est un lieu commun, même en 1986. Pourtant
l’auteur, citant l’aire transitionnelle, est bien conscient que la seule perception
que nous avons d’un territoire repose sur la carte, qui synthétise autant qu’elle
invite à l’expérience de son parcours. Plus encore, sa position revient à
réfuter que toute objectivité ne puisse qu’être comprise dans la subjectivité
de notre compréhension, alors même qu’elle en est le produit. L’auteur rate
donc la pensée complexe, alors même qu’il cite Edgar Morin et qu’il insiste sur
les systèmes à la fois produits et producteurs (« Car le jeu est à la fois humain et ‘‘cosmique’’ ou ‘‘mondain’’ :
humain en ce qu’il s’agit d’activité des hommes, mondain en ce qu’il est l’activité,
à travers les hommes et constitutive des hommes eux-mêmes, ce que Fink appelle
le monde. » [p. 266]) qui permet seule de dépasser l’opposition de la
logique et du sensible, de l’objectif et du subjectif, puisque le premier n’existe
que par la perception que nous en donne le second.
Tout au moins, l’intérêt de la pensée d’Henri
Atlan est d’être pleine d’intuitions justes, que ce soit en ce qui concerne la
pensée complexe, même s’il ne fait que lui tourner autour, ou en annonçant
celle de Colas Duflo sur le jeu comme invention d’une liberté dans et par
une légalité : « Cet état
paradoxal de réel-iréel, nous l’expérimentons quand s’interpénètrent nos
expériences sensibles et notre pensée des possibles dans notre vie que nous
percevons comme étant elle-même à la fois ‘‘autoréalisation’’ et ‘‘rétrécissement
de nos possibilités’’ » (p. 269). Enfin il est l’un des premiers
penseurs, même si c’est davantage manière implicite qu’explicite, à envisager
le jeu comme une catégorie de connaissance, où l'on voit poindre l'autopoïèse théorisée par Francisco Varela : « Voilà qu’on nous suggère ici que ce rêve pourrait être de ‘‘jouer comme
un enfant’’ de telle sorte que la dialectique de la mort et du chaos utilisés
par la vie ne serait que la trace de l’inutilité, du gratuit de ce jeu. »
(p. 273) Stimulant.
« L’homme-jeu » in A tort et à raison : intercritique de
la science et du mythe d’Henri Atlan, Seuil 1986, p. 261-293, épuisé.
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