mercredi 9 janvier 2013

Des jeux et des hommes

La traduction française du titre Games people play, qui rappelle volontairement l’ouvrage éponyme de Caillois, fausse d’emblée un peu la donne, mais ce faisant introduit sans doute une notion qui échappe, ou peut-être sur laquelle l’auteur commet sciemment une impasse : alors qu’Eric Berne recourt sans cesse au terme de jeu, voire qu’il fonde le jeu comme obstacle autant qu’antichambre de l’intimité, plus complexe que l’opération (activité dont on souhaite tirer un profit), à fortiori que le passe-temps (parler boulot, faire des réunions entre amis, commenter les résultats sportifs) ou dans sa version la plus simple, que  le rituel (« bonjour, comment ça va ? »), il ne définit jamais le jeu psychologique par rapport au jeu traditionnel. Sa vision du jeu a au moins l’avantage de ne faire aucune distinction, et d’en proposer une vision totalitaire (nous jouons tous des jeux, et ce malgré nous) et profondément pessimiste :

« Un jeu, c’est le déroulement d’une série de transactions cachées, complémentaires, progressant vers un résultat bien défini, prévisible. Sur le plan descriptif, il s’agit d’un système récurrent de transactions, souvent répétitives, superficiellement plausibles, à motivation cachée ; ou bien, en langage plus familier, d’une série de « coups » présentant un piège, ou « truc ». Les jeux se différencient nettement des procédés, rituels et passe-temps par deux caractéristiques majeures : 1) leurs qualité secrète, et 2) le « salaire ». Tout jeu, d’autre part est malhonnête à la base, et son résultat présente un caractère dramatique, _ nous voulons dire : autre que purement excitant. » (p. 50)

Si la définition est inattaquable, un jeu est bien une activité à double niveau servie par un enjeu qui la justifie, la terminologie faussement morale est maladroite puisque ces jeux, qui se font souvent malgré nous, sont le fait de la lutte de notre moi parent et de notre moi enfant au détriment de notre moi adulte. Il s’agit donc d’une lutte à double niveau, dont nous ne maîtrisons que la motivation de surface. L’analyse transactionnelle d’Eric Berne a donc l'intérêt de nous faire prendre conscience de ce qui se joue malgré nous en nous et par nous. Le caractère dramatique (qui étymologiquement, telle une stimulation, pousse à l’activité) nous montre que ce qui dans le jeu relève de l’exploration « purement excitante » de notre créativité et de notre potentialité, relève dans la réalité, celle de notre existence, plutôt de la duplicité et de la préméditation (recherche calculée de conséquences préjudiciables).  

« Si quelqu’un demande qu’on le rassure, et, après l’avoir été, tourne de façon quelconque la chose au détriment du « rassureur », il s’agit d’un jeu. En surface, donc, un jeu ressemble à un système d’opérations, mais d’après le « salaire » il devient apparent que ces « opérations » étaient en réalité des manœuvres ; non pas d’honnêtes requêtes mais des « coups » dans le jeu. » (p. 50-51). Ainsi pour Berne, qui se place dans une perspective sociale puisque transactionnelle, nous nous jouons d’abord des autres, et en désespoir de cause nous finissons par jouer contre nous-mêmes. La désactivation de nos jeux reposerait alors sur trois étapes : la conscience (être au monde), la spontanéité (être soi), l’intimité (être aux autres).

Cette réorganisation des rapports humains arrive pourtant bien tard, et le livre égrène de façon hétéroclite tous les types de jeux auxquels l’auteur a été confronté, de façon détaillée ou laconique, sans que jamais Eric Berne ne cherche à construire une nomenclature de jeux fondamentaux ou hybrides. Seule la conclusion remet un peu d’ordre, mais la lecture du livre laisse une impression confuse où l’auteur semble oublier que la plupart des jeux se jouent malgré nous et à nos dépens et que, tout en rappelant que les personnalités parent et enfant sont nécessaires à notre équilibre, il ne valorise que l’adulte ; d’autant qu’il donne la désagréable impression de réduire l’intégralité de nos comportements à des jeux, ce qui paraît pour le moins malsain et dangereux.

Un ouvrage néanmoins fascinant, qui fait penser plus qu’il ne pense, et qui montre que, bien avant le concept fumeux de gamification et bien malgré nous, le jeu est partout, pour le meilleur et pour le pire.   

Des jeux et des hommes d’Eric Berne (1964), Stock 1967, p. 215, 17 €. 

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