L’idée de faire un bilan de l’apport
d’Edgar Morin — pour ses quatre-vingt-dix ans pendant lesquels il a produit plus d’une centaine d’ouvrages et articles — aux sciences humaines et plus
particulièrement aux sciences de la communication, aux sciences politiques et
aux sciences cognitives, est souhaitable et pertinent. En revanche, le
lecteur était en droit d’attendre moins d’interviews, d’éléments
bibliographiques, de panégyriques, de soi-disant éclairages biographiques, de
rappels de l’importance historique de ses travaux, toutes choses dont le lecteur
susceptible d’acquérir l’ouvrage, à la fois connaisseur de l’œuvre et avide de
décryptage, n’a aucun besoin mais bien d’une qualification des conséquences
des théories d'Edgar Morin sur les sciences précitées et leur enseignement
actuel. Or de cela il n'est pratiquement pas question, au point qu’on reste dubitatif
du manque d’intelligence entre ses continuateurs et la pensée d’Edgar Morin, et
qu’on s'inquiète légitimement de ce que les coordinateurs de l’ouvrage et
rédacteurs de la quatrième de couverture, qui affirme le contraire, aient bien
lu les participations que celui-ci renferme, voire si la révolution Edgar Morin
a bien eu lieu.
Si chacun se targue haut et fort de l’effet
qu’a eu la lecture / rencontre / enseignement / collaboration avec Edgar Morin, la
conséquence concrète de la pensée complexe sur les contributions est proche de
zéro. Je n’ai dénombré que trois contributions qui prennent le risque de résumer
sa pensée et d’en tirer des conséquences sur leur étude, dont deux n’émanent même
pas de chercheurs ! A croire que plus on parle de la pensée complexe moins
on s’en sert. Or le plus consternant est que cet ouvrage à forte connotation
hagiographique, malgré la dénégation de ses auteurs, sera le meilleur argument
pour les détracteurs de la pensée d’Edgar Morin : une Méthode en 6
volumes, près de 50 articles dans ce numéro sur le sujet et rien ou presque de
concret à tirer d’elle. La montagne a accouché d’une souris. Chacun loue le
génie de la Méthode et de son auteur, mais personne ou presque ne s’en sert, ni
ne fait tout au moins ce constat, qui aurait pu fonder les prémisses d’une
approche critique. En résumé, il semble qu’il soit de bon ton de se réclamer
d’Edgar Morin et donc d’apparaître comme un penseur complexe, ne serait-ce que
pour fustiger ses contradicteurs comme des penseurs de la simplification : à
défaut de savoir de quoi il en retourne, c’est plutôt commode.
Fort heureusement trois articles échappent
à ce naufrage et, comme par hasard tout trois interrogent l’ambivalence même du
terme de communication qui est utilisé par les chercheurs comme un échange
alors que dans les médias celle-ci est le plus souvent unilatérale. Laura
Maxim, s’interrogeant sur la façon dont les industries chimiques tentent de
communiquer une image positive, constate : « L’approche sélective ‘‘positivante’’ n’était vouée à l’échec, justement
par le fait qu’elle ignore cette dualité, positif-négatif, de l’opinion du
récepteur ? Tronçonner le sujet qui l’intéresse pour ne le traiter que partiellement,
n’est-ce pas une stratégie qui peut finalement engendrer encore plus de
méfiance ? » (p. 259-260). Dans le second, pour Pierre Zémor,
Conseiller d’Etat, les trois principes au fondement de La Méthode constituent en même temps les fondements de
la communication : « Le
principe dialogique propose de ne pas exclure, dans une discussion, le point de
vue opposé et même de le garder à l’esprit. (…) Autre principe, celui ‘‘hologrammatique’’
de la réciprocité des emboîtements du tout et des éléments vient utilement
rappeler qu’un communiquant public doit
dire l’insertion d’une décision dans une
politique publique et son influence en retour. Le principe de récursion organisationnelle met en évidence les liens de production entre
une action ou l’émission d’un message et leurs effets, qui à leur tour sont à
l’œuvre, s’autonomisent et viennent
alimenter les sources. » (p. 215).
Enfin, l’article le plus en adéquation avec La Méthode émane logiquement d’un institut des systèmes complexes qui seul
tente de poser l’implication méthodologique du paradigme posé par Edgar
Morin : « Nous appellerons ‘‘complexe’’ une approche qui vise à
comprendre comment la dynamique d’interaction entre des entités micro parvient
à créer une unité à un autre niveau d’observation macro. » (p. 146).
« Cette définition de l’‘‘approche
complexe’’ offre plusieurs avantages, dont celui de ne pas associer la
complexité à l’objet, mais au regard d’un observateur sur cet objet, outre sa
capacité de compréhension. (…) Il peut s’agir d’étudier un système précis à
l’intérieur d’une discipline (physique : émergence du caractère fragile ou
ductile d’un métal en fonction de sa structure) ou au croisement de plusieurs
disciplines (collaboration entre médecins et mathématiciens sur un modèle multi-agents
de la leucémie) ; il peut s’agir d’études théoriques transversales sur les
caractéristiques génériques de certaines classes de systèmes (étude du nombre
d’états stables dans un réseau d’interactions en fonction de la taille du
réseau) ; il peut s’agir d’un travail réflexif dans lequel les ‘‘sciences
de la complexité’’ questionnent leurs fondements et leurs méthodologies (en
quoi une approche générique renseigne-telle sur un système
spécifique ? L’unité macroscopique
est-elle objective ou subjective ?). Ainsi définie, une ‘‘science de la
complexité’’ peut prétendre à une certaine indépendance tout en interagissant
avec l’ensemble des disciplines scientifiques. » (p. 147).
C'est peu, d'autant que toutes ces assertions auraient trouvé dans
le jeu, à fortiori la ludologie, une résonance particulière à ces
questionnements de méthode et de terrain. Malheureusement, si Morin a toujours
regardé le domaine ludique avec bienveillance, il ne l’a jamais embrassé en
tant qu’illustration de sa Méthode, il serait donc un peu audacieux d’en
attendre davantage de ses continuateurs. Un ouvrage qui fait réfléchir, mais
paradoxalement moins sur la pensée complexe que sur ses
aboutissements.
Edgar
Morin, aux risques d’une pensée libre numéro coordonné par Alfredo Pena Vega et
Stéphanie Proutheau, 2010, Hermès
n°60, 313 pages, 25 €.
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