mardi 29 janvier 2013

Edgar Morin, aux risques d’une pensée libre

L’idée de faire un bilan de l’apport d’Edgar Morin — pour ses quatre-vingt-dix ans pendant lesquels il a produit plus d’une centaine d’ouvrages et articles  aux sciences humaines et plus particulièrement aux sciences de la communication, aux sciences politiques et aux sciences cognitives, est souhaitable et pertinent. En revanche, le lecteur était en droit d’attendre moins d’interviews, d’éléments bibliographiques, de panégyriques, de soi-disant éclairages biographiques, de rappels de l’importance historique de ses travaux, toutes choses dont le lecteur susceptible d’acquérir l’ouvrage, à la fois connaisseur de l’œuvre et avide de décryptage, n’a aucun besoin mais bien d’une qualification des conséquences des théories d'Edgar Morin sur les sciences précitées et leur enseignement actuel. Or de cela il n'est pratiquement pas question, au point qu’on reste dubitatif du manque d’intelligence entre ses continuateurs et la pensée d’Edgar Morin, et qu’on s'inquiète légitimement de ce que les coordinateurs de l’ouvrage et rédacteurs de la quatrième de couverture, qui affirme le contraire, aient bien lu les participations que celui-ci renferme, voire si la révolution Edgar Morin a bien eu lieu.

Si chacun se targue haut et fort de l’effet qu’a eu la lecture / rencontre / enseignement / collaboration avec Edgar Morin, la conséquence concrète de la pensée complexe sur les contributions est proche de zéro. Je n’ai dénombré que trois contributions qui prennent le risque de résumer sa pensée et d’en tirer des conséquences sur leur étude, dont deux n’émanent même pas de chercheurs ! A croire que plus on parle de la pensée complexe moins on s’en sert. Or le plus consternant est que cet ouvrage à forte connotation hagiographique, malgré la dénégation de ses auteurs, sera le meilleur argument pour les détracteurs de la pensée d’Edgar Morin : une Méthode en 6 volumes, près de 50 articles dans ce numéro sur le sujet et rien ou presque de concret à tirer d’elle. La montagne a accouché d’une souris. Chacun loue le génie de la Méthode et de son auteur, mais personne ou presque ne s’en sert, ni ne fait tout au moins ce constat, qui aurait pu fonder les prémisses d’une approche critique. En résumé, il semble qu’il soit de bon ton de se réclamer d’Edgar Morin et donc d’apparaître comme un penseur complexe, ne serait-ce que pour fustiger ses contradicteurs comme des penseurs de la simplification : à défaut de savoir de quoi il en retourne, c’est plutôt commode.

Fort heureusement trois articles échappent à ce naufrage et, comme par hasard tout trois interrogent l’ambivalence même du terme de communication qui est utilisé par les chercheurs comme un échange alors que dans les médias celle-ci est le plus souvent unilatérale. Laura Maxim, s’interrogeant sur la façon dont les industries chimiques tentent de communiquer une image positive, constate : « L’approche sélective ‘‘positivante’’ n’était vouée à l’échec, justement par le fait qu’elle ignore cette dualité, positif-négatif, de l’opinion du récepteur ? Tronçonner le sujet qui l’intéresse pour ne le traiter que partiellement, n’est-ce pas une stratégie qui peut finalement engendrer encore plus de méfiance ? » (p. 259-260). Dans le second, pour Pierre Zémor, Conseiller d’Etat, les trois principes au fondement de La Méthode constituent en même temps les fondements de la communication : « Le principe dialogique propose de ne pas exclure, dans une discussion, le point de vue opposé et même de le garder à l’esprit. (…) Autre principe, celui ‘‘hologrammatique’’ de la réciprocité des emboîtements du tout et des éléments vient utilement rappeler  qu’un communiquant public doit dire l’insertion d’une  décision dans une politique publique et son influence en retour. Le principe de récursion organisationnelle  met en évidence les liens de production entre une action ou l’émission d’un message et leurs effets, qui à leur tour sont à l’œuvre, s’autonomisent  et viennent alimenter les sources. » (p. 215).

Enfin, l’article le plus en adéquation avec La Méthode émane logiquement d’un institut des systèmes complexes qui seul tente de poser l’implication méthodologique du paradigme posé par Edgar Morin : « Nous appellerons ‘‘complexe’’ une approche qui vise à comprendre comment la dynamique d’interaction entre des entités micro parvient à créer une unité à un autre niveau d’observation macro. » (p. 146). « Cette définition de l’‘‘approche complexe’’ offre plusieurs avantages, dont celui de ne pas associer la complexité à l’objet, mais au regard d’un observateur sur cet objet, outre sa capacité de compréhension. (…) Il peut s’agir d’étudier un système précis à l’intérieur d’une discipline (physique : émergence du caractère fragile ou ductile d’un métal en fonction de sa structure) ou au croisement de plusieurs disciplines (collaboration entre médecins et mathématiciens sur un modèle multi-agents de la leucémie) ; il peut s’agir d’études théoriques transversales sur les caractéristiques génériques de certaines classes de systèmes (étude du nombre d’états stables dans un réseau d’interactions en fonction de la taille du réseau) ; il peut s’agir d’un travail réflexif dans lequel les ‘‘sciences de la complexité’’ questionnent leurs fondements et leurs méthodologies (en quoi une approche générique renseigne-telle sur un système spécifique ?  L’unité macroscopique est-elle objective ou subjective ?). Ainsi définie, une ‘‘science de la complexité’’ peut prétendre à une certaine indépendance tout en interagissant avec l’ensemble des disciplines scientifiques. » (p. 147).

C'est peu, d'autant que toutes ces assertions auraient trouvé dans le jeu, à fortiori la ludologie, une résonance particulière à ces questionnements de méthode et de terrain. Malheureusement, si Morin a toujours regardé le domaine ludique avec bienveillance, il ne l’a jamais embrassé en tant qu’illustration de sa Méthode, il serait donc un peu audacieux d’en attendre davantage de ses continuateurs. Un ouvrage qui fait réfléchir, mais paradoxalement moins sur la pensée complexe que sur ses aboutissements.

Edgar Morin, aux risques d’une pensée libre numéro coordonné par Alfredo Pena Vega et Stéphanie Proutheau, 2010, Hermès n°60, 313 pages, 25 €.

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