L’intérêt d’examiner le jeu du point de vue
de la communication tient en une caractéristique majeure commune :
l’interaction, comme Yves Winkin le résume bien : « En voyant dans chaque interaction un rituel
de célébration de la société toute entière, Goffman a proposé un passage du
micro au macro, qui ne réduisait pas celui-ci à celui-là. La communication
envisagée comme performance de la culture accomplit le même trajet, mais, en
outre, me semble-t-il, autorise le passage en sens inverse, du macro au micro,
par le fait qu’elle agit comme un processus permanent de renforcement des
normes sociales. L’interaction accomplit l’institution, tandis que
l’institution permet à l’interaction de s’accomplir. La communication consiste
en cette double performance. » (p. 124-125). Le jeu réalise la société
qui l’a conçu en faisant jouer la potentialité offerte par la
transgression fictive des règles sociales par la règle ludique : une
expérience de l’ordre social par sa catharsis en quelque sorte. Ce
rapprochement du jeu et du social, déjà initié par Erving Goffman dans Les rites d’interaction et Les cadres de l’expérience, est si
profond que l’auteur file la métaphore par deux fois.
La première, à la manière de Donald Winnicott, en parlant du jeu comme d'un espace transitionnel entre l’intérieur et l’extérieur d’un espace, que l’auteur invite ses étudiant
à explorer : « Il y a souvent
un ‘‘jeu’’ entre les deux espaces. Essayant de le dessiner, vous allez porter
votre regard jusque-là. Et la question des pourtours va vous apparaître comme
une question qui mérite d’être posée. » (p. 141). Aussitôt c’est le
problème des frontières, et de la compréhension que leur existence pose,
correspondance dont l’auteur semble s’affranchir aussitôt : « Négociez votre statut avec les autres,
forcez-vous à entrer dedans, à jouer le jeu, à ne pas piéger les membres
‘‘naturels’’ du lieu. C’est à la fois un problème méthodologique et un problème
déontologique. On ne joue pas avec les gens. Point. » (p. 149-150). Si
pour Yves Winkin, la sociologie c’est l’étude de « comment on est
membre » de la société, si le jeu suppose une interaction, il suppose
surtout une ambivalence, une double appartenance à des univers contradictoires,
qui est incompatible avec l’observation participante.
C’est sans doute là l’aspect le plus
contestable de sa thèse : en quoi l’observation participante ne devrait
pas être un jeu, puisqu’il n’est pas possible de participer et d’être
simultanément son propre observateur, témoignant de ce second aspect lorsqu’il
raconte ses déboires à Casablanca : « Je me vois alors, comme dédoublé, en train de l’écouter, de lui poser
des questions. » (p. 211) Or la mise en cause de la méthode même de
l’observation participante pose en creux l’antagonisme ludique de cette
technique : « Pour
Favret-Saada, l’affect bloque l’écriture (‘‘Dans le moment où on est le plus
affecté, on ne peut pas rapporter l’expérience ; dans le moment où on la
rapporte on ne peut pas la comprendre’’) Pour moi, l’écriture a permis à la
fois de conjurer l’expérience et d’en amorcer la compréhension et l’analyse. »
(p. 163). De même, en recourant au concept Goffmanien d’euphorie/dysphorie,
suivant que les interactants sont à l’aise ou mal à l’aise, Yves Winkin semble
passer à côté de l’interaction ludique auquel pourtant la notion d’enchantement
semble aller comme un gant : « On
pourrait suggérer que si l’euphorie est relative à l’interaction, et limité
comme celle-ci dans le temps et dans l’espace, l’enchantement se rapporterait à
des lieux et des paysages créés dans l’intention d’induire chez ceux qui les
fréquentent un état de permanence euphorique. » (p. 215-216). Que l’on
remplace lieux par espace et l’on retrouve l’espace potentiel de Donald Winnicott.
Or le jeu peut être une réponse
satisfaisante à la problématique méthodologique qui implique une distance entre
le sociologue et son terrain. Parce que précisément le jeu implique une
attitude d’acteur et de spectateur, autrement dit de participant et
d’observateur, puisqu’il est à la fois compris dans notre esprit et nous sommes
compris en lui, il est à la fois un terrain et une méthodologie idéale : « Je veux que vous utilisiez des lieux
simples, ordinaires, parce qu’ils vont se révéler à l’analyse terriblement
complexes. (…) tout ce que vous voulez pourvu qu’il s’agisse de lieux aisément
accessibles, pourvu que vous puissiez y revenir à l’aise aussi souvent que vous
le désirez. » (p. 140). Or quel lieu est plus facile d’accès que nos
pensées et notre imaginaire. La méthode est en outre idéale car il s’agit de
l’attitude même que nous avons chacun au cours d’une expérience quelconque afin
de nous approprier celle-ci : « Le
premier extrait montre bien comment les cadres d’une expérience nouvelle sont
souvent empruntés à une expérience ancienne : je fais appel à ses
souvenirs d’autres randonnées pour tenter de cerner ce qui m’arrive et ‘‘faire
monter’’ l’enchantement grâce à l’activation de souvenirs de plaisirs
antérieurs. C’est en cela qu’il y a une participation active des touristes à la
construction de l’enchantement. » (p. 220).
Un essai stimulant qui applique de façon
simple et pratique la pensée d’Erving Goffman au travers d’exemples limpides.
Et si le jeu n’apparaît pas faire partie des préoccupations de l’auteur, il se
dessine en creux dans l’approche participante proposée.
Anthropologie de la communication : de
la théorie au terrain [1996] d’Yves Winkin, Seuil 2001, 321 pages, 7.60 €.
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