La lecture, un jeu ?
On imagine au vu d’une telle déclaration que le jeu littéraire existe dans une
intertextualité entre les motifs romanesques délibérés et les représentations
archétypales et inconscientes du lecteur, dans la connivence entre l’écrivain
et son public, dans le jeu du chat et
de la souris entre les pièges de l’affect et le dénouement imaginé par
l’auteur, dans le jeu, autrement dit,
dans cette marge de liberté entre le texte et son interprétation. Par exemple
l’étranger, en dépit d’un titre au premier degré qui suggère un métropolitain en
Algérie étranger à ses sentiments, est sans doute aussi l’histoire d’un homme
pur, tout à ses sensations et qui s’abstient de juger son prochain, que
l’humanité condamne à mourir pour lui rappeler sa propre étrangeté et pour que
« tout soit accomplit ». Le lecteur, ainsi piégé, finit donc par
devenir peu à peu ce héros fictionnel auquel la réalité brutale ne laisse
aucune chance : la mort de Meursault signifiant la fin du livre et la
victoire de la norme et de la banalité sur l’imaginaire.
Mais il n’en est rien ou
presque. Pour Michel Picard, la lecture est jeu surtout parce que c’est une
activité, que le livre établit avec son lecteur une aire transitionnelle, et
que le lecteur est finalement l’acteur de son « auto-hypnose » en ce
que « Cet isolement, ce repli
narcissique qui, dans la lecture, correspondent un peu au secret du jeu de
l’enfant, signalent assez qu’il s’agit d’une activité ludique historiquement récente,
fortement liée à l’individuation dans la société bourgeoise. Ils permettent
peut-être de comprendre, outre la suspicion morale (à l’encontre du fameux
« vice impuni »), l’étonnant oubli de la lecture comme jeu. » (p. 46). Finalement si la lecture est un jeu,
c’est parce qu’elle partage avec lui une caractéristique honteuse et
masturbatoire. Nous avons là le malentendu sur lequel va reposer tout
l’ouvrage : l’auteur semble confondre plaisir et jeu. Au point de
conclure : « Mais, plus encore
que la fameuse substitution de l’audiovisuel à l’imprimé, qui d’ailleurs
entretient avec elle des relations complexes, c’est bien cette destruction là,
cette déludification, qui entraînera probablement un jour, parmi d’autres
catastrophes culturelles incommensurables, la disparition progressive d’un
exceptionnel instrument de lutte contre les souffrances, l’angoisse et la
mort : la littérature – c'est-à-dire la littérature comme jeu. »
(p. 312)
Ce genre de préjugé
méprisant est représentatif de la ligne directrice de l’ouvrage :
l’audiovisuel n’est pas une activité car il abrutit le spectateur alors que la
lecture suscite l’imaginaire, la lecture, ce noble art, va disparaître devant
la bêtise du plus grand nombre et la société en sera bouleversée, le vrai jeu
est en fait tout entier contenu dans la littérature. A titre d’argument Michel
Picard assène plusieurs commentaires composés du genre le plus indigeste qui
soit (La maison de Claudine, Les
trois mousquetaires, Madame
Bovary…) et dont on ne voit pas, si toute lecture est jeu, en quoi, en tant
que simples exemples, ces commentaires prouvent quoi que ce soit. Que l’auteur
vienne à commenter le seul motif ludique de tout son essai, et c’est pour
montrer son incompréhension du jeu : « ‘‘Cosette considérait la poupée merveilleuse avec une sorte de terreur
(…). Il lui semblait que , si elle touchait à cette poupée, le tonnerre en
sortirait (…). Cosette posa Catherine sur une chaise, puis s’assit à terre
devant elle, et demeura immobile, sans dire un mot, dans l’attitude de la
contemplation. _ Joue donc, Cosette, dit l’étranger. _ Oh ! je joue,
répondit l’enfant.’’ Eh bien, non, Cosettes passives, Petit(es) Chose(s) en
face d’une chose, prises dans une relation spéculaire réifiée (…), ces pauvres
cosettes-là ne jouent pas. » (p. 52-53). Au-delà de
l’« auto-hypnose » chère à l’auteur, Cosette utilise pourtant à sa
façon la poupée pour un usage qui lui est propre et qui dépasse la fonction
première d’une poupée : elle est donc en train de jouer, quoi qu’en pense
« l’étranger », Victor Hugo prenant soin de nous mettre dans la
confidence de ce que ressent Cosette.
Un essai fastidieux qui se
montre trop souvent sourd à son objet, sauf quand, dans une fulgurance (même si
c’est anecdotique), l’auteur évoque une possible ludologie, ce qui est pour le
moins novateur en 1986 : « Dans
la mesure où il n’existe encore aucune véritable science du jeu, où le jeu
prend en écharpe toutes ces spécialités, où surtout il est possible de lui
assigner un objet rigoureusement spécifique, il semble tout à fait légitime sur
le plan épistémologique de situer l’étude de la lecture littéraire dans le
cadre d’une future ludologie générale. » (p. 309)
La
lecture comme un jeu de Michel Picard, Les éditions de Minuit,
1986, 320 pages, 28.40 €.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire