Premier traité d’Howard Becker sur son
métier, il constitue une réflexion à la fois sur la recherche et l’enseignement
en sciences humaines. Si le style narratif de l’ouvrage est typique de son
auteur, il est plus difficile à admettre dans un traité qui se veut un traité
d’écriture. En effet le sociologue a tendance à prendre systématiquement son
cas en exemple, si bien que son écriture brouillonne, bien que toujours aussi accessible,
est montrée comme exemple d’une écriture efficace qui va à l’essentiel, ce qui
est passablement agaçant. Alors que l’auteur moque l’écriture sociologique et
prétend s’être essayé sans succès à une écriture plus littéraire, il fait de sa
technique de réécriture par simplification un modèle indépassable. Mais autant on
peut acquiescer (bien que je ne m’y plie pas, la preuve) à sa volonté de
supprimer les tournures passives et impersonnelles, autant sa mise en avant
systématique par le « je » et sa volonté de narrer sa recherche en
faisant de nous ses témoins est laborieuse et loin de celle emblématique d’un
Montaigne.
Où se trouve, par exemple, l’efficacité
dans le texte suivant : « Je
fais par ailleurs collection de modules dont je n’ai pas besoin dans
l’immédiat, quand mon intuition me dit qu’un jour j’aurai à m’en servir. Voici
quelques idées que j’ai ainsi mises en réserve dans l’attente de leur trouver une
place dans ma réflexion et dans mes écrits... » (p. 152) Qu’apporte la
seconde phrase à la première ? Ne peut-on les résumer par : « je fais
des fiches sur les idées qui me stimulent », évidemment cela ravale l’invention
méthodologique (« collection de modules ») de l’auteur à la pratique
de n’importe quel étudiant de mastère. De même, alors que l’auteur traque les
tics universitaires de ses collègues, celui-ci ne semble pas savoir que
« par ailleurs » il n’y a rien, comme disait mon professeur
d’histoire de lycée. Enfin, c’est symptomatique, en tant qu’anglo-saxon, Howard
Becker déclare qu’il aimerait présenter Paul Veyne, l’auteur fameux des essais Le Pain
et le cirque et de Comment on écrit l’histoire,
comme son mentor mais qu’il ne le peut parce que celui-ci n’est pas un
classique… Certes pour un sociologue, à fortiori américain, Paul Veyne ne l’est
peut-être pas, mais il faut le lire pour le croire.
Le pire est que si l’auteur diagnostique
effectivement bien le mal de l’écriture, celui qui fait que le système scolaire
apprend à produire en temps limité, sans possibilité de retouche et au dernier
moment – alors le travail de recherche doit pour sa part nécessairement être
muri et retravaillé – il fait de ses
propres difficultés celles de tout le monde et, plus encore, de la sociologie
la seule lunette possible pour examiner ce mal. J’écris pour ma part dans la
douleur mais, heureusement, je n’ai presque pas à retoucher ce que j’écris, et
si j’ai du mal à rédiger c’est que je n’aime pas confronter le texte final à ce
que j’aurais rêvé qu’il soit. Pour le sociologue, c’est l’opinion des autres
qui nous paralyse, opinion dont je me fiche assez largement. Aussi la plupart
des techniques de réécriture proposées me semblent vaines et un peu
folles : à force de supprimer et de réécrire Howard Backer confie :
« Ah, c’est donc ça que j’ai envie
de dire ! » (p. 165). Cette étude a donc au moins le mérite
de confirmer mon intuition qu’Howard Becker écrit au fil, de la plume sans
savoir où il va. Ainsi, et c’est le plus incroyable, aucun chapitre n’est
consacré à l’établissement du plan préalable (qui simplifie grandement la
tâche et la montagne qu’on se fait de l’écriture) ! Ainsi mon intuition me confirme
que les sociologues croient toujours nous révéler le monde que nous sommes incapables
de contempler alors qu’ils en disent bien davantage voire ne parlent jamais que
d’eux-mêmes.
Mais, heureusement, chez Howard Becker, la
démarche est toujours sympathique et non dénuée d’intérêt : « Au lieu d’essayer de résoudre l’insoluble,
vous pouvez en faire état. Vous pouvez expliquer au lecteur pourquoi telle
question pose problème, quelles solutions vous avez envisagées, pourquoi vous
avez choisi celle, moins que parfaite, pour laquelle vous avez finalement opté,
et quelle est la signification de tout cela. » (p. 69) Ce qui est
aussi simple qu’efficace, car les questions sont toujours plus riches que leurs
réponses. On trouve même une citation à la dernière page de l’étude qui résume
bien ce que ce blog pourrait surtout reprocher, sous forme de boutade, à
l’ouvrage : « Et avec ça je n’ai
même pas mentionné les jeux électroniques ! » […comme source de
gaspillage de temps !] (p. 169).
Un essai bien en deçà de son ambition qui est
de poser la question fondamentale de l’écriture en science humaines sans la
limiter à un aspect esthétique. Mais l’ouvrage, certes plus ancien mais aussi inférieur
aux Ficelles du métier et à fortiori
de Comment parler de la société, demeure
tout de même loin au dessus de la préface parfaitement inutile de Jean-Claude
Passeron qui a la faiblesse de cumuler à peu près tout ce que dénonce Howard
Becker dans son étude : galimatias, mousse, phrases creuses et ampoulées
pour un contenu inexistant.
Ecrire les sciences sociales : commencer et terminer son article, sa thèse ou son livre de Howard Becker [1986], Economica 2004, 208 pages, 19 €.
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