Pour lever tout malentendu, je ne prétends pas faire la critique du livre de Nathalie Heinich, mais du postulat de son ouvrage reposant sur une analyse sociologique de la fiction. Postulat d’autant plus intéressant que le principe même de faire une étude scientifique de la fiction semble, encore aujourd’hui, choquer, comme si la fiction ne se construisait pas, elle aussi, à partir du réel. Elle n’est pourtant ni la première ni la seule à envisager l’étude de la fiction, ou d’un motif littéraire, comme source de connaissance. Bien sûr il ne s’agit moins d’y lire au premier degré ce qui est raconté que d’y déceler en filigrane ce qui a inconsciemment glissé son auteur :
“C’est que la fiction donne un accès privilégié aux représentations et aux valeurs de sens commun. A condition de l’utiliser avec les précautions méthodologiques nécessaires, elle constitue un outil privilégié pour une sociologie compréhensive des représentations et des valeurs qui, à l’opposé d’une sociologie critique des illusions, considère ce qui relève de l’imaginaire et du symbolique comme un objet tout aussi légitime que les faits relevant du réel. Encore faut-il pour cela les appréhender de façon purement descriptive et analytique, à l’exclusion de toute normativité, de tout jugement de valeur, de toute volonté consciente ou inconsciente de défendre ou de critiquer les positions des acteurs.” (p. 23-24).
En effet, si un écrivain dépeint une situation, il le fait en s’astreignant au vraisemblable, afin de ne pas contrevenir à la “suspension de l’incrédulité”, condition de l’illusion fictionnelle. Ce faisant, l’écrivain obéit à un ensemble de conventions et codes inconscients qui sont le reflet de valeurs et de représentations collectives qui vont lui permettre de toucher son lecteur à travers des lieux communs, au sens propre, autrement dit des signes de reconnaissance - un univers familier - qui établissent une connivence avec le lecteur. De ce point de vue il a donc bien une “normativité” du symbole puisqu’il s’adresse à l’inconscient collectif.
“Ce livre risquera de décevoir aussi les lecteurs qui s’intéresseraient exclusivement aux représentations savantes, aux concepts philosophiques, aux penseurs : ce ne sont pas les théories du statut d’artiste ou de la création qui retiendront ou de la création qui retiendront principalement notre attention, dans la tradition de l’histoire des idées, mais l’expérience ordinaire et les valeurs de sens commun. C’est pourquoi seront mis avant tout à contribution les fictions (romans, nouvelles, pièces de théâtre...).” (p. 12)
Si l’on admet l’approche intellectuelle - savants, philosophes, penseurs - comme allant de soi, alors il faut reconnaître que l’approche sensitive complémentaire dévoile forcément ce que l’esprit à plus de mal à appréhender : l’ordinaire et le commun (au sens de collectif). Si nous, lecteurs, parvenons à investir une oeuvre de fiction, c’est que nous nous y reconnaissons suffisamment pour que nous puissions donner vie aux personnages et à l’univers de papier, pré-requis à notre immersion. Dès lors la fiction cristallise l’évidence (“ce qui est immédiatement perçu par les sens”), au sens propre de cavité, un canevas de références qui permet à l’écrivain d’y broder la trame de son intrigue et d’y faire passer un message singulier.
La démarche de Nathalie Heinich ne semblant pas aller de soi, elle n’en est que plus pertinente... sans être pour autant élitiste.
Nathalie Heinich, L’élite artiste : excellence et singularité en régime démocratique, Gallimard 2005, pp. 11-24, 25 €.
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