Lorsque Girolamo Cardano entreprend au
soir de sa vie, en 1576, d’écrire son autobiographie, il est en proie à la
vindicte de l’inquisition et a perdu sa charge à l’université sur la
dénonciation de son fils. Il a donc besoin de justifier sa conduite, et
lorsqu’il ne peut rien déguiser, faire aveu de faiblesse. En matière de jeu, la
réputation de Cardano est telle que même s’il passe sous silence les faits les
plus énormes, on devine entre les lignes les extrémités auxquelles l’ont conduite
sa passion pour lui : capable de jouer au point de retrouver nu, voire de miser
au delà de ce qu’il possède en propre :
« La malchance
aux dés qui me fit mettre en gage les bijoux de ma femme et nos meubles. » (ch. 25, p.
94), il peut se commettre dans les pires actes, jusqu’à attenter sous le coup
de la colère à la vie d’un des membres du conseil de la ville : « Quand je m’aperçu que les cartes
étaient truquées, je tirai mon poignard et le blessai au visage » (ch. 30 p.
107), et abandonner tout pour assouvir sa passion : « J’avais pris l’habitude de me rendre
quotidiennement chez Antonio Vimercati, gentilhomme de notre ville, et d’y
passer toute la journée à jouer aux échecs. (...) Pour lui c’était un plaisir
onéreux, pour moi c’était à la fois un jeu et un profit. Mais par là j’étais
tombé si bas que, pendant deux ans et quelques mois, je ne me souciais plus de
mon métier ni de mes gains. » (ch. 37, p. 143-144). Ceci avoué l’auteur
fait son mea culpa, selon la raison qu’il y était poussé pour oublier ses
nombreux malheurs, ayant perdu un fils condamné à mort, le second l’ayant
dépouillé et déshonoré, alors même que son disciple préféré est mort dans la
fleur de l’âge :
« Il n’est
peut-être rien dans ma conduite qui puisse me rendre digne d’éloges, mais, si
j’en mérite, ils sont assurément moindres que le blâme que me vaudrait
justement, je le sais, mon application immodérée aux échecs et aux dés. Pendant
des années j’ai joué à ces jeux – quarante ans pour les échecs – et pas
seulement par intervalles, mais, j’ai honte de le dire, chaque jour. Par là
j’ai perdu à la fois la considération, mes biens et mon temps. Il ne reste
guère de place pour ma défense, si on voulait la prendre, à moins de dire que
je n’aimais pas le jeu, mais que j’avais en horreur les circonstances qui me
poussaient à jouer : les calomnies, l’injustice, la pauvreté, l’arrogance de
certains, le désordre dans la société, le mépris dont je souffrais, ma nature
maladive et l’oisiveté imméritée, conséquence de tout le reste. La preuve en
est que lorsqu’il me fut possible de remplir un rôle honorable, j’abandonnai
celui-là. Ce n’était donc point amour du jeu, ni celui du plaisir, mais haine
de mon état et moyen d’y échapper. » (ch. 19, p. 84)
Bien qu’il s’en défende, Girolamo Cardano
est possédé par le jeu, il l’a comme l’âme chevillé au corps. Ses dénégations
n’y changent rien, car tout en se défendant d’y prendre du plaisir, on a
l’impression que le jeu est son oxygène. On le surprend même à en tirer une
fierté inavouée : « Mes livres sur
les jeux ? Pourquoi un joueur de dés, qui est écrivain, n’écrirait-il pas sur
les jeux ? Et peut-être comme on dit, à la griffe on reconnaît le lion. »(ch. 45, p. 208). Obligé de reconnaître l’immoralité et les dangers du jeu,
ne serait-ce que parce qu’il en a objectivement pâti, il laisse malgré lui
entrevoir derrière le savant un joueur impénitent qui fut sans doute le
véritable inspirateur de son Liber des ludo aleae, fondant les
recherches sur les probabilités et son legs aux mathématiques, qu’il
considérait comme sa récréation..
Ma vie, première autobiographie moderne
qui inspira Les confessions de Rousseau, est aussi le premier témoignage
littéraire d’un joueur et à travers lui de la fureur de jeux qui s’empara de
son époque. Et la preuve que l’homme n’a en cela pas changé : le jeu fut la
passion, au sens fort, de G. Cardano qui lui doit, en définitive, la plus
grande part de sa postérité.
Un complément intéressant à son essai sur
les jeux de hasard.
Ma vie de Girolamo Cardano (1576/1643), Paris, Belin 1991, 285 pages, 24 €.
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