Lorsqu’Edgar Morin rédige en 1986 La connaissance de la connaissance, le volume 3 de la méthode, il considère alors qu’il s’agit du tome ultime qui clôt
sa méthode. Ce n’est qu’au début des années 90 qu’il imagine que les idées
constituent un axe de réflexion autonome qui mérite son tome, et qu’à ce titre
celui-ci devrait se situer avant le 3e tome. Ce fait illustre
parfaitement la façon particulière de rédiger d’Edgar Morin qui n’a jamais une
idée précise de ce qu’il va écrire. La forme de sa méthode est donc à l’image
de la pensée complexe qu’elle construit : un éternel recommencement. C’est
le défaut et l’atout de cet essai, au sens originel du terme, qui déroule démarche
intellectuelle bien plus qu’elle ne livre un résultat.
Reste qu’à la différence de Montaigne, dont
on aurait peine à retrancher un mot d’un texte si épuré, le pensée d’Edgar
Morin est pleine de digressions et de culs-de-sac, si bien que les cent
premières pages ou l’auteur pose le contexte du problème apparaissent
laborieuses par la forme autant que labyrinthiques sur le fond. Puis soudain,
lorsque l'auteur attaque le cœur de son sujet, le postulat de la pensée logique
par rapport à la pensée complexe, le propos s’illumine. La pensée scientifique,
qui repose sur la logique posent ainsi : « Trois principes inséparables constituent le cœur de la logique
identitaire :
- Le
premier d’entre eux, ou principe d’identité, formulé sus la forme A est A,
affirme l’impossibilité que le même existe et n’existe pas en même temps et
sous la même relation.
- Le
principe de contradiction (c’est-à-dire de non contradiction) affirme
l’impossibilité qu’un même attribut appartienne et n’appartienne pas à un même
sujet, en même temps et sous la même relation : A ne peut-être à la fois B
et non B.
- Le
principe du tiers exclu affirme, sur la base que toute proposition dotée de
signification est vraie ou fausse, qu’entre deux propositions contradictoires
une seule peut être retenue comme vraie : A est ou B ou non-B. » (p. 257)
Ce faisant il définit en creux ce qu’est la
pensée complexe : dialogique puisqu’elle admet le paradoxe en cherchant à
le dépasser et non à le résoudre, récursive en ce que « les produits et effets générés par un processus
récursif sont en même temps co-générateurs et co-causateurs de ce processus. »
(p. 123) et auto-éco-organisée en ce que, en tant que système
auto-entretenu, la pensée complexe se nourrit de la contradiction qui la
délimite, et inversement. Cependant, et c’est symptomatique du système
d’écriture d’Edgard Morin, ce n’est pas tout à fait ce qui est écrit puisque,
avant de présenter la pensée linéaire académique, l’auteur décrit la pensée
complexe, page 122, comme hologrammatique, c’est-à-dire que son tout est
contenu dans sa partie autant que réciproquement. Pourtant, lorsqu’Edgar Morin
décrit la logique scientifique, il est obligé de susciter la pensée dialogique,
qui n’était pourtant pas présentée comme l’un des fondements de la pensée
complexe. La pensée hologrammatique est également difficilement détachable du
principe récursif, qui fait de la fin un début et réciproquement, voire de
l’auto-éco-organisation qui fait de la
contradiction l’élément moteur du tout, donc sa partie. Mais ces connexions évidentes
entre les parties sont présentées comme des caractéristiques distinctes par
Morin, qui semble tenir à leur trilogie, en permutant souvent leur identité au
gré de la démonstration.
S’il est peut pertinent de juger la pensée
complexe sur ses résultats, puisqu’elle revendique de n’en avoir pas, celle-ci
apparaît particulièrement stimulante quand on la rapproche du jeu. Ce que fait
incidemment Edgar Morin en préambule de sa conclusion en citant
Héraclite : « Jeux d’enfants,
les pensers des hommes » (p. 359). Car le jeu, qui décrit une lutte
donc une opposition entre au moins deux termes,
ne décrit qu’une partie – le vocabulaire ne pouvait être plus éloquent –
qui perdure tant que toute opposition, devrions nous dire contradiction n’est
pas vaine, dont l’enjeu s’anéantit sitôt que la lutte cesse, posant les bases
de son recommencement. Stimulant.
La
méthode 4. Les idées : leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur
organisation
d’Edgar Morin, Seuil 1991, 396 pages, 9
€.
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