« Les
grandes œuvres le sont malgré leur achèvement, et certaines sont grandes parce
que inachevées : ainsi, l’achèvement des Pensées de Pascal en discours
apologétique aurait appauvri l’œuvre elle-même, et c’est en somme la mort
prématurée de Pascal qui déterminé le
chef-d’œuvre. Aussi nous semble-t-il souhaitable que toute œuvre soit
travaillée par la conscience de l’inachèvement. Que toute œuvre non pas masque
sa brèche, mais la marque. Il faut, non pas relâcher la discipline
intellectuelle, mais en inverser le sens et le consacrer à l’accomplissement de
l’inachèvement. » (p. 30).
Quand Edgard Morin écrit le dernier
(provisoirement) tome de sa méthode, il sent bien qu’il est impossible d’y
mettre un point final, car comment écrire une méthode de la pensée humaine qui
l’embrasse toute et, ce faisant, s’embrasse elle-même. A l’instar du théorème
de Gödel cher à l’auteur (qui postule que les éléments de démonstration de tout
théorème lui sont extérieurs) et des
limites propres qu’il pose à la pensée complexe, celle-ci est par essence une
pensée de l’inachèvement, et la forme de son essai rejoint ici le fond. Plus
égal dans la démonstration que le tome suivant (Les idées), il est aussi moins stimulant, on n’y trouve
pas encore énoncées les grandes fonctions de la pensée complexe, et c’est donc
davantage les conditions biologiques de la connaissance qui sont ici énoncées,
particulièrement la computation, que la connaissance elle-même, ou comme dirait
l’auteur : l’opérateur que l’objet.
Le rapport au jeu est moins explicite que
dans d’autres écrits (par exemple Le paradigme perdu) et se fait au détour involontaire d’une évocation, celle
de l’intelligence : « Toutefois,
c’est bien chez les vertébrés, particulièrement oiseaux et mammifères, que se
développe un art stratégique individuel, comportant conjointement la ruse,
l’utilisation opportuniste de l’aléa, la capacité à reconnaître ses erreurs,
l’aptitude à apprendre, toutes qualités proprement intelligentes, qui, réunies
en faisceau, permettent de reconnaître un être intelligent. Ainsi,
l’intelligence précède l’humanité, précède la pensée, précède la conscience,
précède le langage... » (p. 178). Le hasard dicte ainsi la stratégie,
et celle-ci contient la ruse qui n’est autre que l’art de jouer avec la règle.
Le processus d’apprentissage, qui implique le passage du savoir au
savoir-faire, définit les animaux « supérieurs », ceux-là mêmes qui
jouent plus que les autres, puisque leur jeunesse est plus longue pour accroître
leur adaptation (comme l’a énoncé Edouard Claparède).
La connaissance est avant tout pour Edgar
Morin le cadre de pensée qui produit le lien entre les connaissances, et qui ne
peut donc aboutir que sur l’idée, qui pousse l’homme à chercher à comprendre le
monde, à le connaître. A lire avant le 4e tome, contrairement à ce
qu’affirme l’auteur, pour suivre la gestation de sa pensée complexe.
La
méthode 3. La connaissance de la connaissance d’Edgar Morin, Seuil 1986, 233
pages, 7.60 €.
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