« Celui
qui dès son enfance s’adonne passionnément à la technique graphique atteint un
jour le stade où il considère la totale maîtrise de son métier comme un idéal.
La recherche de perfection lui demande tellement de temps et de concentration
qu’il soumet le choix du sujet au désir d’explorer une facette de sa technique.
Il est vrai qu’acquérir un savoir-faire manuel, explorer les propriétés des
matériaux à notre disposition, ainsi qu’apprendre à nous servir des outils dont
nous disposons – et en premier lieu de nos propres mains ! – avec
efficacité et maîtrise, tout ceci constitue une source de grande satisfaction.
Je me trouvais moi-même dans cet état d’illusion des sens pendant des années ;
puis vint le jour où j’eus une révélation. Je m’aperçus que la maîtrise de la
technique n’était plus mon but car un autre désir me prenait, désir qui m’était
jusqu’à lors demeuré inconnu. Il me venait
à l’esprit des idées qui n’avaient rien à voir avec le métier de
graveur, des idées qui me fascinaient tellement que j’éprouvais un fort désir
de les communiquer. Il était impossible de les exprimer en paroles, elles n’appartenaient
pas au domaine littéraire mais au figuratif et elles seraient compréhensible
seulement sous une forme visuelle. » (p. 5)
Ce qui rend L’œuvre graphique unique est qu’il s’agit d’un recueil d’œuvres de M.
C. Escher présenté et commenté par l’auteur. En introduction, celui-ci s’excuse
d’avoir à le faire lui-même, mais il n’a, dit-il, trouvé personne qui perçoive
son travail comme lui. Cette force est en même temps la faiblesse de l’ouvrage :
si l’auteur explique parfaitement la genèse de l’œuvre, il est clair que le
résultat dépasse largement l’intention et la technique qui en sont à l’origine,
faisant accéder cet artisanat pointilleux et exigeant au rang d’art. Si l’obsession
visuelle semble dicter les thèmes de son œuvre, le résultat va bien au-delà en nous
confrontant à nos propres limites : M. C. Escher sait représenter l’inimaginable.
Son œuvre dépasse donc l’illusion (in-lusio = pris au jeu) optique et nous
interroge sur la réalité et la fiction (ce qui est vrai est ce que je vois ou
ce qui est dessiné ?), notre perception et la maîtrise de nos sens (pourquoi
suis-je incapable de voir le dessin tel qu’il est ?), la représentation et
imagination (comment le graveur parvient-il à représenter l’inexprimable ?)…
Autant de caractéristiques qui nous empêchent d’embrasser d’un seul regard les œuvres
présentées et qui nous conduisent à parcourir sans fin ces œuvres qui ne
peuvent s’épuiser ni par la contemplation de leurs détails, puisque l’ensemble nous
échappe alors, ni en nous pénétrant de l’ensemble puisque l’illusion empêche d’en
percevoir simultanément le subterfuge. Plus encore, sitôt que nous en avons
compris la mécanique de ce dernier, notre esprit est incapable de se plier à la
raison et continue de plus belle à se bercer d’illusion.
Né dans l’effort et la recherche d’une
performance perceptive, cet art que son auteur confie être « à la fois le plus beau et le plus laid »
(2e de couverture), puisqu’il tend vers l’impossible tout en
reposant sur la technique pure, engendre la tension ludique. Et c’est sans
doute dans le procédé de trompe l’œil qu’elle réside : nous promenant sans
cesse de la représentation au trait, de la perception à la raison, de l’illusion
à sa mécanique, nous sommes comme un chien qui poursuit sa queue ou Sisyphe qui
pousse son rocher : condamnés à échouer immanquablement. Et malgré nous,
une dernière fois, nous jouons ce jeu inépuisable où, fascinés par notre propre
impuissance à embrasser la représentation dans son ensemble, nous admirons derrière elle l’art qui est au-delà
de la technique et des limites de notre perception. Ainsi, à l’instar d’un jeu,
l’art d’Escher illusionne tout en soulignant qu’il n’est qu’artifice, ce qui
nous pousse, comme au bonneteau, à rejouer sans cesse avec lui une partie perdue
d’avance contre laquelle, fascinés, nous voulons prendre notre revanche. Et,
sans cesse vaincus, alors que nous connaissons par avance la stratégie de l’adversaire,
nous admirons secrètement notre vainqueur implacable : l’Art. Et Maurits
Cornelis Escher de confier : « Seul
le plaisir du jeu difficile, dénué d’arrière-pensées symboliques, a justifié
leur création. » (p. 11).
Sur ce blog, deux ouvrages sur l’œuvre de
M. C. Escher ont déjà été commentés, Lemonde de M. C. Escher et M. C. EscherPop-up, ainsi que l’une de ses œuvres :
Métamorphose III.
L’œuvre
graphique [1959]
de Maurits Cornelis Escher, Taschen 2001, 92 pages, 7.99 €.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire