samedi 9 février 2013

Traité de la banalité


Nicolas Grimaldi, ancien professeur de philosophie à la Sorbonne, écrit avec cet essai une sorte d’anti-Traité de la méthode, pénétré sans doute en creux par la méthodologie du philosophe cartésien : il ne s’agit pour lui de moins de trouver un point fixe pour la pensée mais l’origine même du questionnement philosophique dont toutes les autres questions découleraient : « Identifiable à l’expérience de la subjectivité, ce monde primordial n’a rien de semblable au système d’opérations et de représentations qu’en construisent les sciences. Parce qu’il est au contraire donné d’emblée à la conscience, la compréhension qu’elle en a spontanément précède et fonde celle de toute autre réalité. Aussi est-ce à ce vécu primitif que toutes les expériences ultérieures se rapportent comme à leur fondement. Il est ce savoir implicite à partir duquel tout autre savoir se déploie. Parce que toute autre connaissance le présuppose et qu’il est donc toujours là sans que nous y pensions en tout ce que nous pensons, il est pour nous la banalité même. » (p. 7) La banalité est donc invisible par sa banalité même, la philosophie doit donc s’en emparer pour analyser en quoi elle nous conditionne.

Egalement spécialiste de Socrate, Nicolas Grimaldi glisse d’un thème à l’autre, non sans rappeler la maïeutique chère au penseur grec : « Parce que tout rapport à l’avenir suppose une expérience de l’attente, et parce que toute attente présuppose l’imagination de ce que nous attendons, j’ai cru ne pouvoir séparer l’imaginaire de la banalité de l’existence. C’est à l’imaginaire que se réfèrent en effet non seulement notre expérience du désir, de la crainte et de l’espérance, mais encore celle de la défiance, du soupçon, et principalement du jeu. Or le jeu consiste à vivre comme si ambigus les rapports du réel et de l’irréel qu’il est même capable de les inverser. Car on ne peut jouer sans se prendre au jeu, ni se prendre au jeu sans feindre que ce ne soit pas un jeu. » (p. 8). En effet, il ne peut y avoir de vie sans son contraire, la mort, seul le temps nous séparant d’elle. La vie nous livre ainsi à l’incertitude et donc à l’attente dans l’angoisse de sa fin, le besoin de lui échapper nous poussant à gagner les contrer de l’imagination, où la mort n’existe pas, afin de nous projeter dans l’avenir pour nous prévenir d’elle. Cette conscience de notre fin prochaine associée à celle d’un monde extérieur, indépendant de notre existence, car constitué de plus de morts que de vivants, selon la formule d’Auguste Comte, nous permet de penser l’au-delà : le passé, le futur et l’imaginaire. L’homme est ainsi un joueur qui tour à tour se prend au jeu, s’activant de son mieux, puis qui regarde le monde poursuivre sa course avec détachement. Il est surtout joueur par le simple fait de pouvoir inventer son avenir, explorant les possibles pour prévenir l’irrémédiable : la fusion de l’imaginaire dans le souvenir, autrement dit du futur dans le passé à travers la seule expérience possible : celle du présent qui force à choisir, faisant de nous les seuls responsables de notre existence.

La démarche intellectuelle de Nicolas Grimaldi, portée par une écriture limpide et élégante, n’est pas sans rappeler l’approche analogie/homologie proposée dans Gregory Bateson dans Comment penser sur un matériel Ethnologique. L’auteur évolue si naturellement d’un thème à l’autre que sa pensée semble glisser sur les choses, ce qui en définitive pourrait être une bonne définition de la banalité : tout ce qui ne saurait retenir notre attention. Ce faisant il s’attaque pourtant au détour de sa réflexion aux principaux sujets humains que la banalité semble cristalliser : la perception, le mal, le travail, l’art, la passion, la servitude, etc. : « Si banales sont les expériences que nous avons tenté d’élucider ici que l’unique justification de notre entreprise serait que le lecteur se surprît parfois d’y reconnaître sa propre pensée, comme si nous n’avions fait que lui tendre un miroir où réfléchir son existence. » (p. 9) Et c’est sans doute là le miracle de cet essai que d’avoir, par la méthode déductive, déroulé la métaphysique comme une pelote, depuis le fil ténu de l’anodin qui effleure à peine, jusqu’au centre, dévoilant les questions essentielles. Après Les jeux des anciens de Louis Becq de Fouquières au XIXe siècle (1831) et Le jeu-projet de François Pingaud à l’extrême fin du XXe siècle (1999), le Traité de la banalité de Nicolas Grimaldi est l’un de ces très rares ouvrages qui mettent le jeu à nu et ouvrent la voie à une science du jeu : la ludologie. Un maître livre.

Traité de la banalité de Nicolas Grimaldi, Presses universitaires de France 2005, 295 pages, 22,50 €. 

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